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Pauvreté et inégalités :

par Bertrand Nouel
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Il n’y a rien de pire que des statistiques non significatives, qui deviennent articles de religion utilisées à des fins politiques à tort et à travers. « Il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques », disait Mark Twain. Plus près de nous, le gouvernement s’est agacé de voir argumenter les uns et les autres sur les moindres modifications de la courbe du chômage, au point de ne plus réagir sur les statistiques mensuelles et de devoir expliquer qu’il y a plusieurs façons de calculer le taux de chômage qui n’ont pas grand-chose en commun, et qu’il existe même un « halo » autour du chômage dont le brouillard ôte beaucoup de signification aux données.

Eh bien, c’est la même chose pour le taux de pauvreté. Nous avons dans deux précédentes études critiqué l’INSEE pour n’avoir tenu compte que d’un nombre restreint de facteurs de redistribution et de s’en être tenu qu’à la redistribution monétaire. Ils s‘agit certes de la méthodologie faisant l’objet du consensus européen et permettant de réaliser les comparaisons internationales. Il n’empêche que cette méthode conduit à des résultats dont la représentativité est largement contestable, alors que d’autres méthodes sont connues de l’INSEE qui ne les applique pas et dont elle ne mentionne même pas l’existence, ce qui justifie qu’on lui en fasse vivement le reproche.

Trois définitions du revenu

Voici les différentes méthodes envisageables pour calculer les revenus :

-Le « revenu disponible brut » (RDB) est celui utilisé par l’INSEE pour le calcul de la pauvreté ainsi que des inégalités y compris l’indice de GINI, puisqu’on sait que la définition de la pauvreté est en France et en Europe une notion relative basée sur les inégalités (60% du revenu monétaire médian). Cette mesure ne prend en compte que les revenus monétaires. Comme le rappelait l’INSEE dans la réponse faite aux questions que nous lui avions posées, le RDB est ainsi composé : Revenus primaires (revenus d’activité et du patrimoine), plus transferts sociaux en espèces (prestations familiales, prestations logement et minima sociaux), moins cotisations sociales et impôts directs (IR,TF et TH).
-Le « revenu disponible brut ajusté » (RDBA) est le RDB corrigé de la prise en compte des transferts sociaux en nature. Il s’agit des services rendus par les administrations publiques, dans la mesure où ces services sont « individualisables », ce qui conduit à prendre en compte la santé, l’éducation et le logement, ainsi que les dépenses d’action sociale et les aides aux activités récréatives.
-Le « revenu final » enfin, qui est le RDBA dont on soustrait les prélèvements sur la consommation (TVA, TICPE, taxe sur les tabacs…).

L’INSEE publie chaque année diverses études, dont un « portait social » de la France, qui entre autres documents, contient des études sur les revenus et la redistribution. Or, aucune étude ne mentionne l’existence d’autres méthodes de calcul de la pauvreté et des inégalités que celle du RDB, qui ne tient pas compte, comme on vient de le voir, des transferts en nature (« RDBA »), ni des prélèvements sur la consommation (« Revenu final »).

L’étude INSEE de 2008

On trouve cependant, dans le portait social de la France de l’année 2008[[France portrait social 2008, INSEE références 1/11/2008, Vue d’ensemble – Redistribution, encadré 5 ]] une étude intitulée « Les services publics de santé, éducation et logement contribuent deux fois plus que les transferts monétaires à la réduction des inégalités de niveau de vie ». Cette étude comprend l’encadré suivant : « … Si on considère que les transferts en nature, voire les prélèvements sur la consommation modifient les niveaux de vie des personnes qui en bénéficient, comme présenté dans ce chapitre, il peut être légitime, au moins dans un souci de comparaison internationale, d’estimer également des taux de pauvreté à partir des concepts de revenu ajusté et de revenu « final ». La proportion de personnes pauvres apparaît alors sensiblement plus faible : 5,7 % de la population serait pauvre au vu du revenu ajusté (sous un seuil de pauvreté de 14 540 euros annuels par équivalent adulte), et 7,8 % de la population selon le revenu « final » (sous un seuil de pauvreté de 12 530 euros annuels par équivalent adulte).

Dans le reste de l’étude en question, le taux de pauvreté sur la base du RDB est estimé à 12,2%[[La méthode utilisée dans cette étude particulière de 2008 n’est pas tout à fait identique à celle utilisée pour le calcul du taux de pauvreté dans les autres documents de l’INSEE, tels que ceux que nous retenus dans nos articles précédents (l’APA a notamment été ajouté), ce qui explique que le taux de pauvreté soit de 12,2% au lieu de 13,2% dans les autres documents.]]. Il y a donc une différence considérable avec les calculs effectués sur la base du RDBA (5,7%) ou du revenu final (7,2%). Ce qui est surprenant, c’est qu’on ne trouve le raisonnement suivi dans cet encadré de 2008 dans aucun document postérieur émanant de l’INSEE. C’est donc la seule fois, il y a douze ans, et seulement au détour d’un court encadré, que l’INSEE fait allusion à une autre méthode de calcul du taux de pauvreté que celle du RDB.

Calcul des inégalités par quintiles (2008)

On trouve d’autres documents plus récents de l’INSEE qui utilisent le RDBA (mais pas le revenu final), mais ils concernent le calcul des inégalités par quintiles de revenus (de 20% en 20%). Ils ne sont donc pas utilisables pour le calcul du taux de pauvreté.
Nous donnons néanmoins ci-dessous le rapport entre les cinq quintiles de revenus sur la base du RDBA. Les données datent de 2008, n’étant pas disponibles plus récemment.

Montant annuel par équivalent adulte, en euros
Quintiles Q1 Q3 Q5 Q3/Q1 (%) Q5/Q1’%)
Revenu avant redistribution 7080 19860 48540 2,8 6,85
Revenu après redistribution (RDB) 10380 18300 39280 1,76 3,78
Santé 2770 2910 2860
Education 3890 2470 1990
Logement social 260 170 50
RDBA 17300 23850 44180 1,38 2,55
TVA sur consommation -1400 -2040 -3420
Autres taxes -890 -1280 -1850
Revenu final 15010 20530 38910 1,37 2,59


Notes
1. La prise en compte des transferts en nature, bien que n’étant pas complète (il manque les dépenses d’action sociale et récréative[[Les services de santé représentent 43%de ces transferts en nature et l’enseignement33 %. Les transferts incluent également des dépenses d’action sociale (6%) comme l’aide à la garde d’enfants, aux personnes handicapées ou âgées (allocation personnalisée d’autonomie), des aides au logement (4 %), des aides aux activités récréatives, culturelles ou sportives.]]), aboutit à baisser le rapport Q3/Q1 de 1,76% pour le RDB à 1,39% pour le RDBA, et surtout le rapport Q5/Q1 de 3,78 %à 2,55%, ce qui est considérable.
2. Concernant le revenu final, qui consiste à tenir compte de la fiscalité indirecte, on remarque que le cinquième quintile voit son revenu diminuer de plus de 3.000 euros de la baisse du revenu du premier quintile. En pourcentage de baisse, les revenus du premier quintile baissent de 15,2% et ceux du cinquième quintile baissent de 13,5%, ce qui signifie que la fiscalité indirecte n’est que très légèrement régressive à ces niveaux de revenus. Conséquence, le rapport « final » Q5/Q1 ne change pratiquement pas, à 2,59%, en venant de 6,85% avant redistribution.

Utiliser le RDBA ou le revenu final pour calculer le taux de pauvreté est-il justifié ?

L’INSEE ne prend en compte comme on l’a dit que les revenus monétaires (le RDB). Pourquoi ne serait-il pas justifié de tenir compte des transferts en nature ? Le revenu disponible est un indicateur monétaire de la comptabilité nationale, qui ne considère pas les prestations en nature comptablement comme des revenus. Ces transferts figurent au contraire dans le compte secondaire « d’utilisation des revenus » pour aboutir au revenu disponible ajusté, mais il n’est pas utilisé par l’INSEE, comme le montre le Portait social de la France 2019 publié fin novembre dernier, qui exclut dans toutes ses explications ces transferts du champ de la redistribution, sans fournir aucune explication.

Seule une analyse publiée en octobre 2019[[« Estimation avancée du taux de pauvreté », INSEE analyses No 49.]] fournit quelques explications, d’abord sur la non prise en compte du chèque énergie, car il s’agit selon elle d’une « prestation affectée » (paiement de dépenses d’énergie) n’entrant pas dans la définition du « revenu », ensuite sur le fait que les diminutions d’aides au logement ont été prises en compte, mais pas la baisse des loyers publics pourtant destinée à compenser la baisse des aides : « par définition, les loyers ne sont pas pris en compte dans la mesure des inégalités de niveau de vie, car celle-ci concerne les revenus des ménages et n’intègre pas l’effet d’une baisse des dépenses ». Autrement dit, il ne s’agit que de définitions…et pourtant le caractère artificiel de l’exclusion du chèque énergie ou de la non prise en compte de la baisse des loyers venant compenser une baisse de prestation monétaire saute aux yeux. L’INSEE en est tellement gênée qu’elle propose de rectifier le calcul, mais elle n’en fait jamais état ailleurs que dans cette étude isolée et difficile à trouver.

Certes, il n’est pas facile d’évaluer les bénéfices que les Français peuvent dériver de prestations « individualisables » comme l’éducation, la santé ou même le logement social en fonction de de leurs niveaux de vie respectifs. Se pose notamment le problème de savoir quel est l’usage fait des services en question, par exemple en matière d’éducation où cet usage n’est pas le même dans le primaire, le secondaire ou le supérieur. En matière de logement, quelle méthode de valorisation adopter : le prix de revient pour l’administration, ou la différence pour le bénéficiaire entre le prix payé dans le logement public et ce que payerait ce bénéficiaire pour un logement privé ? Il ne s’agit pas de nier ces difficultés, mais leur existence ne doit pas conduire à ne pas tenir compte des avantages au prétexte qu’ils sont difficiles à évaluer.

Quant au « revenu final », l’étude citée de 2008 indique que « la prise en compte des prélèvements indirects suppose toutefois de sortir du cadre conceptuel du compte de revenu des ménages : ils n’en font en effet pas partie, n’intervenant qu’au niveau du compte d’affectation des revenus des ménages. En revanche, cette approche permet de mettre en regard dans leur quasi-totalité les prélèvements et les prestations ». Peu importe de dépasser le « cadre conceptuel » en question, et merci d’en reconnaître le caractère représentatif.

Il faut que l’INSEE calcule et publie pauvreté et inégalités selon chacune des trois méthodes que nous avons décrites, en expliquant en quoi elles consistent et sans occulter les difficultés qui peuvent exister à bien évaluer les indicateurs pertinents. Cela permettra de redresser les erreurs commises, et d’obtenir une vue juste de la pauvreté et des inégalités en France, ainsi que de la comparaison avec les autres pays.

 

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3 commentaires

zelectron février 20, 2020 - 5:07 pm

L’INSEE recrute sur recommendations ou sur concours ?
ce qui se dit : si toi pas gauchiste toi pas être embauché par INSEE 🙂

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YVES BUCHSENSCHUTZ février 24, 2020 - 12:37 pm

Le serpent se mord la queue ! la statistique victime du résultat recherché.
En synthèse, plus tranchée mais aussi plus cruelle, L’INSEE justifie la redistribution par les inégalités (et non la pauvreté) et cerise sur le gâteau fait tous ses calculs comparatifs sans tenir compte de la redistribution ? en tous les cas d’une bonne partie ! CHERCHEZ L’ERREUR ! Cela peut durer longtemps.
PS Serait-il possible de construire des courbes comparatives en évolution dans le temps ?

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CANEPARO février 26, 2020 - 8:43 am

Excellent éclairage des travaux de l’insee
J’approuve votre méthode de raisonnement et vos conclusions. Cependant avec un bémol comme EPFL l’a montré le soit disant taux de pauvreté n’est qu’un indicateur d’égalitarisme économique. Connaître cet indicateur est intéressant pour le croiser avec les indicateurs du dynamisme économique d’un pays. Mais Il faudrait aussi établir un taux de pauvreté à partir d’un état de pauvreté comme aux USA et comme essaie de l’établir l’ONU ?.

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