La forte désyndicalisation observée en France depuis soixante ans ne lui est pas spécifique mais se constate au niveau mondial. Aux États-Unis on remarque ainsi une diminution constante du nombre de syndiqués ; ils représentent aujourd’hui seulement 7% des salariés du privé et 36% de ceux du public[1] (contre 1% et 15% en France[2]). Or, loin de chercher à se développer en se réinventant une nouvelle mission, les syndicats américains cherchent à conserver leur pouvoir, reproduisant dans de nouvelles structures les méthodes contre-productives du passé.
Il y a un siècle l’une des forces des syndicats était que, dans l’industrie, l’homme jouait le rôle d’une machine. Cela avait donc du sens que ces « machines » se regroupent pour se défendre. Mais aujourd’hui, où 90% des emplois sont dans les services, l’opposition entre la « machine » et le patron n’existe plus. Et dans les sociétés qui réussissent, tous les échelons sont associés à la recherche du succès. Le rôle des syndicats est donc devenu beaucoup moins évident, sauf à leur trouver un rôle nouveau, comme c’est le cas par exemple en Suède où ils s’occupent de préparer les retraites.
Au début des syndicats aux États-Unis, ceux-ci avaient parfois un rôle considérable puisque dans certains états, en cas d’obtention de la majorité des votes, les syndicats devenaient maîtres de l’embauche et de l’affectation du personnel. L’entreprise était alors dite « unionized ». C’est pourquoi, pour garder le contrôle de leur main-d’œuvre, la plupart des constructeurs automobiles étrangers comme Toyota, sont partis s’établir dans des états du Sud où cette possibilité était absente, tandis que le grand de l’automobile de Détroit, General Motors, déposait son bilan à cause des charges trop lourdes imposées par les syndicats.
Le National Labor Relations Act (NLRA), loi votée en 1935 sous Roosevelt, est la première loi fédérale défendant les droits syndicaux des Américains du secteur privé. Cette loi leur reconnaît le droit de constituer des syndicats, de négocier des conventions collectives et de participer à des mouvements de grève ou autres formes de revendication collective[3]. La loi conduisit aussi à la création d’une nouvelle agence fédérale, le National Labor Relations Board, en charge de la conduite des élections syndicales, permettant aux employés de décider s’ils souhaitaient ou non être représentés par un syndicat. Il y eut cependant des abus, qui conduisirent en 1947 à la loi Taft-Hartley : cette loi rendit notamment le vote à bulletins secrets obligatoire et contribua notablement à la chute du taux de syndicalisation aux États-Unis.
Beaucoup plus récemment, en 2012, un pas considérable a été franchi dans l’Indiana et le Michigan avec l’adoption des lois « right-to-work ». Ces lois ont retiré aux syndicats le pouvoir de licencier les salariés refusant de payer leur cotisation syndicale lorsque les syndicats obtenaient la majorité des votes dans une entreprise ! Le Michigan étant un bastion du syndicalisme depuis trois quarts de siècle, l’adoption d’une telle loi dans cet état apparaît comme particulièrement importante.
C’est ainsi que ces dernières années, afin de faire entendre leurs voix même dans les entreprises sans représentation syndicale, se sont développées les campagnes de chantage contre les entreprises, appelées « corporate campaigns ». Ainsi que l’indique le manuel d’un important syndicat américain[4], il s’agit de trouver tous les éléments capables de « salir » l’entreprise ou ses responsables afin de faciliter des accusations de « racisme, sexisme, exploitation des immigrés ou proposition visant à prendre l’argent de la communauté au bénéfice d’actionnaires lointains. » Des prospectus doivent alors être « distribués dans tous les lieux fréquentés [par les responsables ciblés] : leurs lieux de réunion, leurs foyers et les associations auxquelles ils appartiennent, afin de s’assurer que leurs amis, voisins et associés soient au courant de la controverse. » Le manuel ajoute que « Faire pression de l’extérieur sur l’entreprise implique notamment de compromettre les relations entre l’employeur et les prêteurs, les investisseurs, les actionnaires, les clients, les patients, les locataires, les politiciens on n’importe quel autre acteur dont l’entreprise reçoit des fonds. »
C’est ainsi que les actions continues contre Walmart, quoique ne mobilisant pas forcément de manière considérable, commencent aujourd’hui à avoir des répercussions politiques. Le conseil municipal de Washington a ainsi fait passer en juillet une loi imposant un salaire minimum de 12,5 dollars de l’heure pour tous les gros détaillants de la ville, soit 50% de plus que le salaire minimum. Bien qu’elle ne lui soit pas ouvertement destinée, la loi contient apparemment des exceptions pour toutes les entreprises, excepté Walmart. L’entreprise, qui prévoyait d’ouvrir six nouveaux magasins dans la ville a finalement menacé de s’en retirer complètement.
Les worker centers sont des organisations de défense des travailleurs destinées aux travailleurs non syndiqués. Ce sont des associations libres mais qui de facto se comportent comme les syndicats, sans l’adhésion forcée. En raison de la difficulté grandissante des syndicats à obtenir une majorité des votes dans le cadre du NLRA, ces worker centers se sont multipliés de manière préoccupante et très significative, bien au-delà de leur positionnement initial.
Historiquement, les premiers d’entre eux apparurent pour la raison que tous les métiers ne sont pas couverts par le National Labor Relation Act et donc ne peuvent pas se constituer en syndicats traditionnels. Ce fut le cas de la coalition des travailleurs agricoles d’Immokalee en Floride. Une de leurs plus importantes réalisations fut de faire accepter aux acheteurs de tomates de payer un penny de plus par livre, l’argent supplémentaire étant supposé être reversé aux travailleurs des exploitations. Cependant, l’argent généré par ce programme fut mis dans un fonds spécial et les travailleurs n’en virent presque pas la couleur. Le worker center expliqua alors que les fonds servaient de bonus pour les travailleurs actuels et non pour les travailleurs qui avaient cueilli les tomates lors du lancement du programme. Le worker center était ainsi bien plus préoccupé par la campagne de chantage contre les acheteurs de tomates que par le bien-être des cueilleurs.
Or, d’après un ancien organisateur syndical américain[5], les worker centers étaient seulement 5 dans l’ensemble des États-Unis il y a 20 ans, ils sont maintenant plus de 200. Comme l’indique un rapport américain[6], bien qu’ils n’aient pas le statut de syndicats et qu’ils ne soient pas élus par les salariés, un nombre croissant de ces « work centers » négocient aujourd’hui directement avec les employeurs pour des salaires, des horaires et des conditions de travail. N’étant pas syndicats, ils ont par ailleurs l’avantage de pouvoir mener des actions qui leur seraient autrement interdites : ils peuvent susciter des grèves et des manifestations chez un des fournisseurs de l’entreprise, ils peuvent également susciter une grève de plus de 30 jours sans devoir la valider par une élection. Ils n’ont pas non plus besoin de publier leurs comptes, ils évitent ainsi le risque de montrer au grand jour d’éventuels conflits d’intérêts.
De manière spécifique, les « worker centers » vont également mener des campagnes de chantage contre les entreprises afin de supprimer le vote à bulletin secret en rendant suffisant le vote majoritaire par « card-check ». Sous le mode du card-check en effet, le vote consiste simplement en la signature d’une carte par laquelle les salariés se syndiquent et reconnaissent être en accord avec la politique syndicale. La signature de chaque « card check » peut être plus facilement obtenue en entourant le salarié par deux gros costauds. D’après un article du Tennessean[7] paru cette semaine, huit travailleurs en usine ont déposé plainte contre le syndicat The United Auto Workers pour tromperie et coercition dans un processus de vote par « card-check ».
Comme l’indique le rapport américain, certaines organisations de défense des travailleurs se constituent même en organismes philanthropiques et refusent de devenir des syndicats afin de recueillir davantage d’argent. C’est le cas par exemple de Restaurant Opportunities Center United, qui organise des manifestations, fait du lobbying politique et mène des actions en justice contre les restaurants. Un de ses fondateurs, Saru Jayaraman, explique ainsi qu’en étant une fondation, l’organisation se soustrait à l’obligation de remplir un contrat de service envers les salariés représentés et qu’elle est soumise à moins de régulations et restrictions que les syndicats.
Le rapport américain précise cependant que, de manière plus légitime, se sont aussi développé des « members only agreements ». Ces accords permettent aux syndicats de représenter les salariés dans les entreprises où ils ne peuvent recueillir la majorité des voix. Mais, à l’inverse, en cas de majorité, un tel accord permet aux autres de ne pas se faire représenter. Dans les états où il n’existe pas de loi « right-to-work », cela leur permet de ne pas devoir payer pour une représentation qu’ils ne désirent pas. Dans les états où les lois « right-to-work » existent, cela permet d’éviter les « passagers clandestins », c’est-à-dire les salariés qui décident de ne pas payer leur cotisation syndicale mais bénéficient quand même systématiquement de la représentation syndicale. Le système des « members only agreements » revient donc à acheter librement une prestation de service. Malheureusement cette évolution positive reste minoritaire, car les syndicats cherchent davantage le pouvoir que le professionnalisme dans la défense des salariés.
Cette peur de perdre leur influence les suit jusque dans les alliances qu’ils essaient de créer avec d’autres groupes qui partagent des valeurs proches. Afin d’augmenter le nombre d’adhésions, Richard Trumka, président du principal regroupement syndical américain l’AFL-CIO, désire une union avec la National Association for the Advancement of Colored People, le National Council of La Raza (qui défend les hispaniques) ou encore le Sierra Club, première ONG environnementaliste mondiale. Mais des conflits sont survenus le mois dernier sur la nature de cette alliance, à savoir si ces organisations devaient être des membres à part entière du regroupement syndical[8], avec pouvoir de décision, ou seulement des partenaires. Ainsi l’accord signé en septembre a simplement affirmé qu’ils « travailleraient main dans la main ».