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M. Thomas Piketty bouleverse la science

par Philippe Baccou
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Thomas Piketty, âgé de 50 ans, enseigne à l’université en France et codirige le World Inequality Lab (WIL, Laboratoire sur les inégalités dans le monde). Il a été conseiller de Ségolène Royal en 2007 et de Benoît Hamon en 2017 dans leurs campagnes présidentielles infructueuses, a brièvement soutenu, puis longtemps critiqué François Hollande. Il a aussi conseillé Jeremy Corbyn, chef du Parti travailliste britannique, rival malheureux de Theresa May en 2017 et de Boris Johnson en 2019.

Cette Brève histoire[[Paris, Éditions du Seuil, 2021, environ 350 pages.]] est explicitement présentée par l’auteur comme un résumé de ses œuvres antérieures, notamment trois volumes d’environ 1 000 pages chacun : Les hauts revenus en France au XXe siècle (2001), Le capital au XXIe siècle (2013) et Capital et idéologie (2019). La réduction est considérable : de 10 à moins de 1, compte tenu du nombre de pages et de la différence des formats.
Toutefois, ce livre est loin de se situer pleinement dans la continuité des précédents. Pour voir en quoi, il faut rappeler ce que Thomas Piketty écrivait dans le principal et le plus connu d’entre eux, Le capital au XXIe siècle.

Le capital au XXIe siècle. Un livre dont la thèse centrale est la pression tendancielle du capitalisme à la hausse des inégalités

L’auteur admettait, certes, qu’« il faut se méfier de tout déterminisme économique… l’histoire de la répartition des richesses est toujours une histoire profondément politique et ne saurait se résumer à des mécanismes purement économiques. En particulier, la réduction des inégalités observée dans les pays développés entre les années 1900-1910 et les années 1950-1960 est avant tout le produit des guerres et des politiques publiques mises en place à la suite de ces chocs » (p. 47). Opinion réaffirmée encore plus nettement au début de la dernière partie du livre : « L’un des principaux enseignements de notre enquête est que ce sont les guerres, dans une large mesure, qui ont fait table rase du passé et ont conduit à une transformation de la structure des inégalités au XXe siècle » (p. 751).
Toutefois, nous disait-il aussi, « La seconde conclusion, qui constitue le cœur de ce livre, est que… il n’existe aucun processus naturel et spontané permettant d’éviter que les tendances déstabilisatrices et inégalitaires l’emportent durablement » (p. 47).
Plus précisément, « de puissants mécanismes poussant alternativement dans le sens de la convergence et de la divergence » (p. 47) sont en jeu, mais ce sont les seconds qui, de loin, l’ont toujours emporté, sauf pendant une partie du XXe siècle.

+Quelles étaient, selon Thomas Piketty, les forces de convergence ?+

* un facteur principal : « le processus de diffusion des connaissances et d’investissement [sic] dans les qualifications et la formation » (p. 47), « mécanisme central qui permet à la fois la croissance générale de la productivité et la réduction des inégalités, à l’intérieur des pays comme au niveau international » (p. 48) ; c’est ce que l’on appelle plus simplement le progrès technique, vu par Piketty comme « un bien public par excellence » et non un mécanisme de marché ;
* un facteur très secondaire : « le jeu de l’offre et de la demande ainsi que la mobilité du capital et du travail » (p. 47-48), mais « de façon moins forte, et souvent de façon ambigüe et contradictoire » (p. 48).
* d’autres facteurs allégués, selon lui, abusivement : la « montée du capital humain », qui ferait que « la part des revenus allant au travail s’élève tendanciellement » (p. 48) ; l’affaiblissement de la lutte des classes, remplacée par une guerre des âges « moins clivante pour une société, puisque chacun est tour à tour jeune et vieux » (p. 49). Mais ce sont « en grande partie des illusions » : « ces transformations… ont partiellement eu lieu, mais dans des proportions beaucoup moins massives que ce que l’on imagine parfois. Il n’est pas sûr que la part du travail dans le revenu national ait progressé de façon véritablement significative sur très longue période » (p. 49). On notera l’embarras de l’auteur : par divers procédés -que je mets en italique-, il s’employait à minimiser des réalités qu’il ne pouvait apparemment nier, mais qu’il n’aimait pas.

+Quelles étaient les forces de divergence ?+

* d’une part, la diffusion des connaissances « n’est qu’en partie naturelle et spontanée : elle dépend aussi pour une large part des politiques suivies » (p. 50), qui peuvent l’empêcher ou la freiner ;
* d’autre part -c’est la thèse principale du CapitaI au XXIe siècle-, il existait « des forces de divergence plus inquiétantes encore » (p. 50), présentes même lorsque le progrès technique n’est pas freiné et même si les conditions de l’efficacité de l’économie de marché sont réunies : le « processus de décrochage des plus hautes rémunérations » (p. 50) ; et surtout, « un ensemble de forces de divergence liées au processus d’accumulation et de concentration des patrimoines dans un monde caractérisé par une croissance faible et un rendement élevé du capital. Ce processus est potentiellement plus déstabilisant que le premier, et constitue sans doute la principale menace pour la dynamique de la répartition des richesses à très long terme » (p. 50-51).
C’est ce dernier processus que Piketty théorisait comme « la force de divergence fondamentale : r > g » (p. 53), où r est le taux de rendement du capital -tous revenus compris- et g le taux de croissance. Cette « inégalité fondamentale », nous expliquait-il sans craindre le pléonasme, « va jouer un rôle essentiel dans ce livre. D’une certaine façon, elle en résume la logique d’ensemble » (p. 55). La tentative de démontrer que r est supérieur à g, et que ce serait la source d’une loi tendancielle du capitalisme vers plus d’inégalité des revenus et des patrimoines, occupait une grande partie du Capital au XXIe siècle.
Les variables r et g se rattachent à deux équations que Thomas Piketty, assez pompeusement, décrivait comme les deux lois fondamentales du capitalisme : un peu comme on parle, en physique, des lois de la thermodynamique.
La première « loi », α = r x β (p. 92 et suivantes), est tout bonnement une égalité comptable exprimant que la part des revenus du capital dans le revenu national (α) est le produit du taux de rendement moyen du capital (r) par le rapport entre le stock de capital et le revenu national (β). La seconde « loi », β = s/g (p. 262 et suivantes) énonce que le rapport stock de capital/revenu national serait égal au taux d’épargne (s) divisé par le taux de croissance (g). En supposant qu’il y a égalité comptable ex post entre l’épargne et l’investissement, cette seconde équation revient à dire que le taux de croissance de l’économie serait identique au taux de croissance du capital. Elle n’est autre que celle du modèle de croissance à long terme dit de Harrod-Domar. Ce modèle extrêmement rudimentaire -pas de substitution capital/travail, pas de prise en compte du progrès technique-, conçu au lendemain de la Seconde guerre mondiale, n’est plus guère vu que comme un vestige archéologique. De surcroît, la formule n’était considérée par Piketty comme valable que dans le très long terme (« plusieurs décennies », p. 266), et seulement si le prix des actifs évolue en moyenne de la même façon que les prix à la consommation (p. 267). Mais, de toute façon, les positions respectives de r et de g sur l’échelle des taux ne se déduisent pas nécessairement des deux « lois ».
Certes, Piketty prenait soin de se démarquer de la vulgate marxiste : « Mes conclusions sont moins apocalyptiques que celles impliquées par le principe d’accumulation infinie et de divergence perpétuelle exprimé par Marx » (p. 56). Il reconnaissait donc que, de temps en temps, r puisse passer en dessous de g. Mais c’était du bout des lèvres, en affirmant que la situation inverse « a presque toujours été le cas dans l’histoire… et que cela a de grandes chances de redevenir la norme au XXIe siècle » (p. 55). De fait, nous expliquait-il, au XXe siècle, les guerres ont, certes, « fortement réduit le rendement du capital », mais cela a seulement donné « l’illusion d’un dépassement structurel du capitalisme et de cette contradiction fondamentale » : avec un taux de croissance qui « ne peut guère dépasser 1 %-1,5 % par an à long terme » et « un rendement moyen du capital de l’ordre de 4 %-5 %, il est donc probable que l’inégalité r > g redevienne la norme au XXIe siècle, comme elle l’a toujours été dans l’histoire » (p. 943).

En moins de dix ans, un profond changement de discours

Nous devrions nous attendre à ce que ces thèmes majeurs du Capital au XXIe siècle soient largement repris dans Une brève histoire de l’égalité. Surprise ! il n’en est rien. Pas une ligne sur r et g, ni sur les fameuses équations fondamentales. Pas de prévision d’une quasi-fatale dérive du capitalisme vers plus d’inégalité sous l’effet de la force de divergence r > g.
Au lieu de cela, nous voyons Thomas Piketty défendre l’idée d’une progression vers l’égalité, qui serait donc -au moins depuis la fin du XVIIIe siècle- dans le sens de l’histoire :
« Quelles sont les principales conclusions [de] cette nouvelle histoire économique et sociale ?… Le second enseignement est qu’il existe depuis la fin du XVIIIe siècle un mouvement de long terme vers l’égalité » (p. 20).
Peut-être, mais alors, à quoi ont servi tous les efforts de l’auteur, il y a tout juste huit ans, pour essayer de nous convaincre que les mécanismes mêmes du développement capitaliste devaient engendrer une hausse séculaire de l’inégalité ?
Piketty 2021 semble ainsi avoir renoncé, sans jamais l’avouer franchement, aux théories de Piketty 2013. Ce discret revirement, en moins de dix ans, est le signe d’un échec intellectuel : les thèses centrales du Capital au XXIe siècle, fort critiquées[[Voir, entre autres : la notice « Thomas Piketty » sur Wikipedia ; diverses notes de l’IRDEME sur ce sujet]], ne tenaient pas la route.
Mais la nouvelle vision pikettyenne de l’histoire économique est-elle plus pertinente que la précédente ? À ce stade, pour y voir plus clair, il convient de laisser un peu tomber M. Piketty -si l’on ose dire- pour élargir la perspective.

Contre-enquête : une très brève histoire de l’inégalité

Qu’est-ce, tout d’abord, que l’inégalité ? J’y vois deux aspects. C’est, d’une part, le résultat d’une valorisation -forcément subjective- des différences ; mais c’est aussi, d’autre part, une hiérarchie objective des valeurs ou des potentiels de survie et/ou des pouvoirs de destruction.
Au sein de l’espèce humaine, toute histoire de ce sujet devrait d’abord examiner les différenciations et inégalités premières, entre les lignages et entre les peuples (phyla). On en viendrait ensuite aux différences et hiérarchies fonctionnelles. Notamment en analysant l’idéologie, mais aussi la réalité des trois fonctions sociales (prêtres, guerriers, producteurs) présentes dans de très anciens mythes et panthéons -fonctions théorisées par Platon et mises en pratique dans les sociétés européennes[[L’analyse des « sociétés ternaires » est développée de façon assez substantielle par Thomas Piketty dans les deux premières parties de Capital et idéologie, mais très peu évoquée dans Une brève histoire de l’égalité (p. 145-146 : au XVIe siècle en Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle en France, on passe progressivement « d’une idéologie trifonctionnelle… à une idéologie que l’on peut qualifier de « propriétariste » ou plus simplement de  » capitaliste » »).]].

+Quelle est la tendance à très long terme des inégalités ? +

… et dans quel cadre les observer ? uniquement entre les hommes, ce qui est une vision hyper-réductrice, ou entre tous organismes, vivants ou non ?
Si nous élargissons notre manière de voir, la tendance générale du monde n’est-elle pas à la différenciation et non à l’homogénéisation ? Depuis l’émergence du genre Homo il y a quelques millions d’années, n’assistons-nous pas à une montée en flèche de l’inégalité -au sens de pouvoir de destruction- entre les hommes et les autres animaux ? Le pouvoir de destruction des peuples paléolithiques, puis néolithiques, chasseurs-cueilleurs puis agriculteurs, puis des hommes de l’âge industriel, puis de ceux de l’ère post-industrielle n’est-il pas sans cesse croissant à l’égard des espèces animales ? N’en est-il pas de même du pouvoir de destruction des sociétés humaines « avancées » par rapport aux sociétés « traditionnelles » ou « primitives » actuelles, comme cela aurait aussi été le cas par rapport aux espèces humaines autres qu’Homo sapiens si elles avaient survécu ? Et le pouvoir de destruction des intelligences artificielles ou des surhumanités qui s’annoncent ne sera-t-il pas encore bien supérieur ?
Les inégalités n’évolueraient-elles pas, ni à la hausse (Piketty 2013), ni à la baisse (Piketty 2021), mais de façon cyclique, dans le contexte, à très long terme, d’une différenciation croissante, et aussi d’une inégalité croissante, des formes d’intelligence ?
Certes, le mouvement le plus long de l’univers est celui d’une montée apparemment inexorable de l’entropie, autrement dit du degré de probabilité, du degré d’indifférenciation de la matière. Mais, dans le cadre de cette tendance générale, l’univers historique décrit par la cosmologie moderne, par la biologie, par la paléontologie, l’anthropologie, l’économie et la sociologie, se présente d’une manière radicalement différente. Jusqu’à un inévitable, mais encore très lointain retournement, cet univers historique est au contraire le théâtre d’une progression constante de la différenciation. Cela a des causes matérielles très profondes.

+La nature profonde de l’inégalité+

Selon Philippe Charlez, L’utopie de la croissance verte. Les lois de la thermodynamique sociale (Paris, Jacques-Marie Laffont, 2021), la société de croissance doit être vue comme une « structure dissipative »[[« Structure dissipative » ou « système dissipatif » : expression forgée par Ilya Prigogine (1917-2003), Belge d’origine russe, prix Nobel de chimie en 1977 pour ses travaux sur l’auto-organisation des systèmes. Les structures dissipatives sont des systèmes thermodynamiques, c’est-à-dire des parties de l’univers considérées comme isolables du reste de celui-ci par une « paroi » (réelle ou simplement conceptuelle, virtuelle) et qui sont en interaction avec une partie de ce reste, dite « milieu extérieur ». Ce sont des systèmes thermodynamiques dits ouverts, c’est-à-dire qui échangent à la fois de la matière et de l’énergie avec l’extérieur, comme les êtres vivants, l’eau bouillante, un moteur à explosion -par opposition aux systèmes dits fermés (pile électrique) qui n’échangent que de l’énergie, et aux systèmes dits isolés (bouteille thermos, l’univers entier lui-même), qui n’échangent rien du tout ou n’ont pas de milieu extérieur, et dont l’énergie, donc, se conserve.
Ce genre de systèmes est, de fait, soumis à l’« effet papillon » : « petites causes, grands effets ». On y identifie des bifurcations : à une certaine température de chauffage critique, il y a apparition brusque de la structure -un phénomène que Marx et Engels, après Hegel, ont désigné comme « la transformation de la quantité en qualité », ou que René Thom a analysé sous le nom de « catastrophe ». La structure peut disparaître et se modifier sous l’effet de perturbations suffisamment importantes. Lorsque la différence de température (le gradient) devient suffisamment élevée, le système peut enfin de nouveau bifurquer vers un état plus complexe, avec des turbulences, et devenir chaotique.]] au sens thermodynamique. Elle l’est « comme tout système naturel, des galaxies au cerveau humain ». Cette structure « produit richesse et information en minimisant son entropie aux dépens du monde extérieur (i. e. son environnement) en y puisant des ressources de faible entropie (notamment les énergies fossiles) et en y rejetant des déchets fortement entropiques (notamment CO2) ». La différenciation et l’inégalité sont les caractéristiques naturelles des structures dissipatives : « la création de richesse/information [de la société de croissance] est indissociable d’un système ouvert ordonné et inégalitaire tandis que l’égalitarisme et le laisser-faire » (qui seraient la marque d’une société de décroissance) « convergent à terme vers la pauvreté absolue ».
La vision du monde, de la nature et de la société ici exprimée s’oppose frontalement à celle des Piketty et de leurs disciples. Rien de bien nouveau, au fond : c’est le retour d’un débat vieux de plus de deux siècles entre l’aristocrate libéral Voltaire, apôtre du progrès humain, et l’égalitariste écolo Rousseau – cf. leurs échanges épistolaires de 1755-1760 et les sarcasmes justifiés de Voltaire à l’encontre de son cadet de près de 20 ans, mort seulement 33 jours après lui.
Si l’on suit ce parallèle, il est clair que l’inégalité est à mettre du côté du progrès et de la raison, l’égalité du côté de l’obscurantisme et de la passion. Mais il est vrai aussi, poursuit Philippe Charlez, que « face à l’excès d’inégalités, la nature a imaginé un mode de défense. Pousser trop loin un état hors équilibre provoque une bifurcation du système qui retourne alors brutalement vers son état d’équilibre[[Plus exactement, me semble-t-il, il faudrait dire : « qui passe à un autre état d’équilibre ».]]. Dans les sociétés humaines la bifurcation est la révolution ».
Dans ce contexte, le mouvement cyclique de l’égalité et de l’inégalité pourrait être un mode d’évolution tout à fait banal : progrès et hausse de l’inégalité => bifurcation/révolution => appauvrissement et baisse de l’inégalité => retour progressif à un état hors équilibre inégalitaire, et ainsi de suite. Ce schéma est certes un peu rudimentaire, mais ne s’applique-t-il pas à certains exemples historiques ? cf. les épisodes communistes : Russie 1917-1991, Chine 1949-vers 1980.

Comment M. Piketty réécrit l’histoire du XXe siècle

Revenons à la Brève histoire de l’égalité. L’un des points-clés de cet ouvrage est, précisément, l’analyse du cycle de l’inégalité au cours du XXe siècle. L’auteur y consacre un chapitre, soit plus de 10 % du volume du livre. Ce thème n’est pas nouveau : il était déjà copieusement traité dans Le capital au XXIe siècle et dans Capital et idéologie. Mais, ici encore, le discours de Thomas Piketty a changé.

Le capital au XXIe siècle admettait clairement le rôle majeur des guerres dans la réduction des inégalités de revenu et, surtout, des inégalités patrimoniales, pendant une partie du XXe siècle[[Rappelons la conclusion exprimée par Piketty, déjà citée plus haut : « Ce sont les guerres, dans une large mesure, qui ont fait table rase du passé et ont conduit à une transformation de la structure des inégalités au XXe siècle ».]]. Il lui était bien difficile de ne pas le reconnaître ou de dire le contraire. Cette présentation avait cependant un inconvénient. Elle affaiblissait la justification de l’objectif principal de Piketty : défendre et illustrer une politique de redistribution drastique des riches vers les pauvres, de spoliation des propriétaires au moyen de la fiscalité.

Cette politique, née au XXe siècle, monta en puissance pendant et entre les deux guerres mondiales et culmina durant quelque temps après 1945. Mais elle n’est pas évidente à justifier :
* si, d’une part, la chute de l’inégalité au cours de cette période est moins due à la redistribution qu’à l’effet des guerres et des crises subséquentes : destructions, pertes de production, hyperinflation, « grande dépression » des années 30 ;
*… et si, d’autre part, cette chute de l’inégalité apparaît trop visiblement contemporaine de toute une série de malheurs -que peu de gens souhaiteraient voir se reproduire- tant dans le monde non communiste, entre 1914 et 1945, que dans le monde communiste, de 1917 aux alentours de 1990.

De façon subtile, Thomas Piketty s’emploie à gommer le plus possible ces difficultés dans le chapitre d’Une brève histoire de l’égalité consacré à ces questions. Et d’abord, par le vocabulaire et la périodisation.
L’histoire économique du XXe siècle, révisée par M. Piketty, devient méconnaissable. On croyait avant lui y avoir identifié quatre phases : une première mondialisation, jusqu’en 1914, période de capitalisme triomphant, de plus forte inégalité et de croissance mondiale soutenue ; une « guerre civile européenne » (selon l’expression d’Ernst Nolte), étendue au reste du monde, avec son cortège de destructions, de démondialisation, de crises économiques, d’effondrement des patrimoines et de chute de l’inégalité (1914-1945) ; une guerre froide (1945-vers1990) marquée par la disparité entre la reconstruction de l’Occident -qui renoue avec la croissance, freine, puis stoppe la chute de l’inégalité, stabilise, puis commence à réduire la pression redistributive de la fiscalité- et la stagnation du monde communiste, monde paupérisé, non capitaliste et peuplé de non-propriétaires ; enfin une seconde mondialisation (depuis 1980 environ), avec le nouveau triomphe mondial du capitalisme et la résurgence, localisée mais non générale, de l’inégalité.
Dans sa Brève histoire de l’égalité, Thomas Piketty bouleverse notre science. Au lieu de distinguer, comme on le fait habituellement, la période des guerres mondiales et celle de la guerre froide, il les confond et les regroupe sous le titre de « La « grande redistribution », 1914-1980 » (p. 177). En mélangeant l’impact économique des guerres avec celui de la reconstruction en Occident, il est évidemment plus facile de négliger les premières pour ne plus voir que la seconde. Pendant cette reconstruction, ô miracle, des progrès économiques remarquables ont momentanément coexisté avec un haut niveau d’égalité des revenus, des patrimoines et de fiscalité redistributrice. Coexistence, mais non causalité : tous ces progrès ont-ils été obtenus à cause de l’égalisation, ou malgré elle ? Ces 35 années d’après-guerre furent aussi, en France notamment, marquées par la persistance des contrôles des prix, des changes, des transactions de toutes sortes : faudrait-il en conclure que ces réglementations n’auraient pas dû être allégées ?
Cette « grande redistribution » est une invention rhétorique géniale. En unissant la carpe 1914-1945 et le lapin 1945-1980, et en focalisant l’attention « sur le cas des pays occidentaux » (p. 177), Thomas Piketty peut nous attirer sur trois phénomènes dont il veut démontrer les bienfaits : la montée en puissance de l’État social (p. 178-183), le « second bond en avant de l’État fiscal » -en clair, l’introduction d’impôts fortement progressifs sur le revenu et l’héritage- (p. 184-203), et enfin, la liquidation des actifs coloniaux et des dettes publiques (p. 204-216).
Exit, donc, l’impact des guerres, que le même Piketty considérait naguère comme déterminant. Tout au plus faut-il considérer désormais cette question comme un simple épiphénomène : « Les deux guerres mondiales peuvent être analysées comme la conséquence des tensions sociales et des contradictions liées à l’inégalité insoutenable qui régnait avant 1914 » (p. 21). Vision difficilement défendable : on ne peut ainsi réduire l’histoire à sa dimension économique, et cette dimension à la question de l’inégalité.

Un livre de science ou un livre pieux ?

Tout bien pesé, la lecture d’Une brève histoire de l’égalité donne l’impression d’un discours construit, et au besoin reconstruit et adapté, moins au vu de faits qu’en fonction de partis pris moraux ou idéologiques que ces faits doivent justifier. Ces partis pris s’organisent autour d’un tryptique : l’égalitarisme, élément primitif de l’éthique pikettyenne, auquel s’ajoutent désormais l’écologisme et un couple droit-de-l’hommisme/antiracisme. D’où la place de ces nouveaux thèmes dans la Brève histoire : deux chapitres traitent de « L’héritage esclavagiste et colonial » et de « la question des réparations » (en clair, comment les pays riches devraient faire pénitence), un autre de « L’égalité réelle contre les discriminations » (l’auteur, aux p. 260-283, se montre néanmoins favorable à des discriminations, si elles vont dans le « bon » sens), et le dernier chapitre nous emmène « Vers un socialisme démocratique, écologique et métissé ».
L’auteur ne se cache guère de sa démarche. Il décrit lui-même « le présent ouvrage, à la fois [comme] livre d’histoire et de sciences sociales, livre optimiste et livre de mobilisation citoyenne » (p. 11). La dimension universitaire ne représente donc qu’un tiers des motivations de Thomas Piketty. Et cela se ressent dans le ton et le vocabulaire du livre, trop souvent semblables à ceux d’un prédicateur chargé de dénoncer les péchés du monde : la planète subit une exploitation forcément « effrénée » (p. 75, 99, 139) de ses ressources naturelles ; les pauvres s’apprêtent à subir « de plus en plus violemment » les « dégâts » climatiques et environnementaux « causés » par le mode de vie des plus riches (p. 22-23) ; les inégalités, « insoutenables » (p. 21) avant 1914, avec une part des 1 % les plus riches se situant « à un niveau astronomique » (p. 52), demeurent à un niveau « extrêmement élevé » (p. 37, 52), « voire insupportable » (p. 52), alors que la réduction de plus de moitié de la part des 1 % les plus riches dans le total des propriétés privées en France depuis un siècle n’a produit qu’un résultat « infinitésimal » (voir l’encadré ci-après), etc.

+Des données à la dénonciation morale : un grand écart mal maîtrisé+

À la page 51, Thomas Piketty présente un graphique instructif sur l’évolution, pendant un peu plus de deux siècles, de la part des actifs patrimoniaux détenus en France, respectivement, par les 1 % les plus riches et les 50 % les plus pauvres.

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Un observateur sans œillères pourrait facilement constater l’ampleur de la mutation intervenue depuis 1910 : division par plus de 2 de la part des 1 % les plus riches (passée d’environ 55 % à environ 24 %) ; triplement de la part des 50 % les plus pauvres (passée d’environ 2 % à 6 %) ; par voie de conséquence, division par près de 7 de l’écart relatif entre la part des 1 % du haut de l’échelle et celle des 50 % du bas de l’échelle (passé de 27,5 à 4). Mais ce serait sans doute trop demander à l’auteur.
Certes, celui-ci reconnaît, dans le commentaire -non reproduit ici- placé en dessous du graphique, une forte réduction de la concentration de la propriété, mais ce n’est pour lui qu’une marche « limitée » vers l’égalité (cf. le titre du graphique). Pour nous en convaincre, il nous invite à concentrer notre regard, non pas sur les deux catégories, mais sur la part des 50 % les plus pauvres. S’il évalue cette part à 6 % du total des patrimoines en 2020 (p. 51), ce n’est cependant, nous affirme-t-il, qu’« à peine plus de 5 % » (p. 53). Cette proportion n’a-t-elle pourtant pas triplé depuis le début du XXe siècle ? Peut-être, mais ce triplement, à ses yeux, ne sera jamais autre chose qu’un progrès « infinitésimal » (p. 53).
Depuis un sketch célèbre de l’humoriste Raymond Devos, nous savons pourtant que même « trois fois rien, c’est déjà quelque chose » ! Décidément, le regretté Raymond Devos était meilleur statisticien que M. Piketty.

La pulsion passionnelle qui suinte tout au long du livre justifierait d’analyser cette Brève histoire, non principalement comme un livre d’économie, mais comme un objet littéraire, moins révélateur d’une réalité que du profil personnel, des préjugés et des illusions économiques de son auteur. Mais il faudrait pour cela des développements dépassant de loin le format de la présente note et mobilisant de multiples éléments biographiques, psychologiques voire psychiatriques.
Pour conclure, quelques méchancetés pas tout à fait gratuites. De quoi Thomas Piketty est-il le nom ? Est-il saint, est-il imposteur ?
Un saint ? Jadis saint Thomas, qui ne croyait que ce qu’il voyait, fut néanmoins canonisé. Aujourd’hui, saint Thomas Piketty est canonisé par les bien-pensants, parce qu’il ne voit que ce qu’il croit.
Ou plutôt un nouveau Thomas l’imposteur (Jean Cocteau, 1923) ? Ce jeune homme n’était pas celui qu’il prétendait être, mais c’était pour le bien de ses hôtes. Thomas Piketty n’est peut-être pas l’économiste qu’il prétend être, mais c’est tellement pour notre bien !


Pour ceux qui voudraient creuser le sujet, voir également 5 analyses de Bernard Zimmern, sur le premier livre de M. Piketty parues en janvier / février 2016.
Voir aussi la critique du livre de Patrick Artus et Marie-Paule Virard, La dernière chance du capitalisme, ouvrage qui, par certains aspects, s’inspire des premières thèses de Piketty.

 

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5 commentaires

Anonyme novembre 4, 2021 - 6:04 pm

M. Thomas Piketty bouleverse la science
Eh bien,moi,je pense qu’il vaut mieux ne pas être conseillé par monsieur Piketty si on veut réussir , ce qui permet de s’interroger sur ses capacités de raisonnement…

Répondre
Edith Didelot novembre 4, 2021 - 6:08 pm

M. Thomas Piketty bouleverse la science
Quand on voit le succès des gens conseillės par monsieur Piketty (!!!) ,on peut s’interroger sur ses capacités de raisonnement

Répondre
Eschyle 49 novembre 4, 2021 - 6:16 pm

Que M. Thomas Piketty crée sa boite et publie sa comptabilité , on va rigoler !
Que M. Thomas Piketty crée sa boite et publie sa comptabilité , on va rigoler !

Répondre
ge39 novembre 4, 2021 - 10:29 pm

M. Thomas Piketty bouleverse la science
Ceux qui vont lire ces livres, vont perdre de l’argent et s’apercevoir que le socialisme progressiste a tout échoué. Comme ceux qu’il a conseillé. « La vérité, c’est ce qui simplifie. » c’est de St Exupéry. Alors, j’ai comme un doute de la science économique des socialistes, et quand je vois les résultats sur la France avec ses 20 à 25% de pauvres, je crois qu’on s’achemine vers la guerre civile afin de « masquer » leurs incompétences.

Répondre
zelectron novembre 8, 2021 - 1:43 pm

Pour Piketty la terre est plate !
C’est un scientiste de la pire engeance et qui plus est parasite de l’état qui le nourrit généreusement .

Répondre

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