Les récentes grèves dans les raffineries et les réquisitions, contestées par les syndicats, donnent lieu à des confusions qu’il est nécessaire de rectifier. Les deux institutions obéissent en effet à des règles juridiques indépendantes, dont les tribunaux, le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel sont chargés d’établir comment les combiner. Nous précisons ces différentes règles et pourquoi, contrairement à ce que prétend la CGT, les décisions des tribunaux validant les réquisitions ordonnées par le pouvoir exécutif sont incontestablement bien fondées. Mais cela n’épuise pas le sujet, et il est nécessaire de réglementer davantage le droit de grève.
C’est un droit constitutionnel. Mais, comme d’autres droits constitutionnels, il doit être combiné avec d’autres droits avec lesquels il peut entrer en opposition.
Tout d’abord, « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent » (Préambule de la Constitution de 1945, article 7). De nombreuses lois, ainsi que la jurisprudence, viennent en effet le réglementer. Ainsi le Code du travail consacre au droit de grève tout le titre I du livre V de sa deuxième partie. Il est inutile d’en faire l’examen ici, car la question qui se pose dans le cas qui nous occupe n’est pas de savoir si la grève des raffineries est ou non légale[1]. Nous n’avons a priori aucune raison de penser qu’elle pourrait être illégale.
En revanche, le, droit de grève n’est pas absolu, et son exercice peut être paralysé. La Constitution, comme on vient de le voir, indique d’emblée qu’il est limité par les lois. C’est le cas pour l’exercice du droit de réquisition de l’Etat qui vient paralyser le droit de grève sous certaines conditions.
Il appartient à l’Etat aux termes du code des collectivités territoriales, article 2215-1 :
« 4° En cas d’urgence, lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d’entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées. »
On observera qu’il n’est fait aucune allusion au droit de grève dans cet article. La seule question est donc de savoir si l’impossibilité d’accès aux dépôts de carburant constitue, dans chaque cas précis où la réquisition est ordonnée, « une atteinte constatée ou prévisible au bon ordre…et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs… », et enfin s’il y a urgence.
Il y a, dans la formulation de la loi, une nécessité évidente pour l’Etat d’apporter la preuve de l’atteinte au bon ordre, et une appréciation de cette atteinte laissée aux tribunaux (le tribunal administratif et en appel le Conseil d’Etat). Le Conseil d’État considère ainsi, dans un cas de réquisition de fonctionnaires, que la grève est possible pour les fonctionnaires mais qu’elle peut être encadrée, de manière à « opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève constitue une modalité et la sauvegarde de l’intérêt général auquel elle peut être de nature à porter atteinte. » Dans une autre affaire, Il a été jugé que le pouvoir de réquisition ne peut être utilisé que dans le cas où la grève serait de nature à « porter une atteinte suffisamment grave soit à la continuité du service public, soit à la satisfaction des besoins de la population ». N’est-ce pas le cas ici ?
Un certain nombre de réquisitions ont été ordonnées, les deux premières ayant fait l’objet de contestations par la CGT, dont les demandes ont été rejetées par les tribunaux.
Le tribunal de Rouen a jugé que "le dépôt pétrolier [...] permet la desserte en carburant, non seulement du département de la Seine-Maritime, mais aussi de la région Île-de-France par l’oléoduc reliant Le Havre à Paris. Le site, à l’arrêt depuis le 20 septembre 2022, dispose d’un stock important d’hydrocarbures"…"Le recours à des mesures de réquisitions individuelles d’agents qualifiés présente un caractère nécessaire pour prévenir les risques d’atteinte à l’ordre public eu égard à la durée des défaillances d’approvisionnement causés par la grève". Le tribunal a aussi pris argument de ce que "les réquisitions préfectorales [...] ont un effet très limité dans le temps".
On voit que le tribunal a pris soin, pour justifier sa décision, de relever à la fois la faiblesse de l’atteinte au droit de grève, et au regard de cette faiblesse l’importance de l’atteinte à l’ordre public du fait de la fermeture de l’oléoduc qui alimente la région parisienne.
Dans le deuxième cas, le tribunal de Lille a aussi pris soin de relever d’une part l’importance de l’atteinte à l’ordre public, qui prive de carburant au moins la moitié de la région Hauts de France, selon le Préfet du Nord, d’autre part la « mise en danger de personnes vulnérables », et enfin le fait qu’« en mettant en place un service visant à assurer, par un nombre restreint mais suffisant de salariés, la seule expédition de carburants, le préfet du Nord n’a pas porté au droit de grève une atteinte grave et manifestement illégale ». Ce dernier considérant insiste donc, comme le tribunal de Rouen, sur la faiblesse de l’atteinte au droit de grève, ainsi que sur le fait que seule l’expédition de carburants est concernée, et donc pas la production elle-même.
La CGT n’a pas indiqué si elle entend faire appel de ces décisions devant le Conseil d’Etat. D’autre part, de nouvelles réquisitions ont été ordonnées, dont deux successives concernant la raffinerie de Feyzin, respectivement pour 7 puis10 salariés. Il semble que ces réquisitions à Feyzin fassent l’objet d’un nouveau recours devant le tribunal administratif par la CGT, qui refuse de reconnaître que le droit de grève permette toutes les atteintes à l’ordre public[2]. Il nous apparaît en tout cas au contraire évident que les arguments soigneusement énumérés par les deux tribunaux justifient amplement leur décision. Qu’en sera-t-il à Feyzin[3] ?
Ce que nous venons de remarquer à propos des décisions rendues nous contraint cependant à noter les limites à l’exercice au droit de réquisition. La justice ne validerait probablement des réquisitions portant sur l’intégralité des dépôts, à supposer un blocage syndical total. Il faut en effet à la fois que l’atteinte au droit de grève soit « grave », et ici la production n’est pas concernée par la réquisition, qui ne concerne qu’un nombre des limité de salariés, et que à l’inverse l’atteinte à l’ordre public soit tout aussi gravement en cause, ce qui ne serait pas évident d’un léger inconvénient pour les automobilistes, par exemple en cas de fermetures de quelques stations-service.
D’autres grèves-chantages sont à attendre. Récemment, un cégétiste d’EDF développait tranquillement à la télévision, sans que personne ne s’en offusque, que la maintenance des centrales nucléaires ( !) était ralentie de façon que la France se trouve en panne et contrainte d’acheter son électricité au prix fort auprès des pays voisins…
Que faire ? La mesure la plus certaine serait d’élargir l’interdiction du droit de grève, ou tout au moins sa restriction, au-delà des services, extrêmement limités (forces de l’ordre, magistrats, militaires, gardiens de prison, certains personnels de ministères) qui font actuellement l’objet de la mesure. C’est d’ailleurs un ancien débat entre les publicistes, qui tourne autour de la référence aux services considérés comme des biens essentiels de la nation.
Nicolas Sarkozy s’était engagé à créer un service minimum, mais la loi de 2007 ne crée pas d’obligation de service, seulement une procédure de préavis et est limitée à garantir la continuité du service public dans les transports. Ce n’est pas suffisant, car il ne s’agit pas seulement des services publics (la fourniture de l’énergie n’est pas un service public et Total est une société privée). La référence devait donc être aux biens et services essentiels, qu’il faudrait limitativement énumérer.
Dans le cas des raffineries, mais aussi en général dans l’industrie, ne pourrait-on pas justifier une distinction entre production et mise à disposition des stocks déjà produits, qui appartiennent à l’entreprise, alors que les syndicats considèrent illégalement ces stocks comme un « trésor de guerre » ? Ne pourrait-on pas non plus instituer un véritable service minimum, ce qui éviterait de passer par l’exercice du droit de réquisition ? On voit que le pouvoir, dans sa crainte de créer les conditions d’une explosion sociale, se laisse terroriser par les terroristes – qu’il faut bien appeler par ce terme à voir leur refus du système de droit et de la simple application de la loi.
Ne nous cachons cependant pas la difficulté de l’exercice, car même s’il était possible d’obtenir un vote favorable des députés, comment par exemple se prémunir contre des actions de sabotage comme celle concernant la maintenance des centrales nucléaires ? Ici, ce n’est pas de droit dont on parle, c’est de la perte chez certains citoyens de la conscience que des intérêts collectifs essentiels doivent primer sur les égoïsmes individuels – et c’est autrement grave. C’est un phénomène de « crosse en l’air ».