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Le Titanic européen, ses passagers clandestins et ses profiteurs

par Philippe Baccou
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Trois évènements concernant l’Europe sont intervenus au cours de ces derniers jours.
Ils illustrent, à des degrés divers, une dérive inquiétante de l’Union européenne et de la zone euro.

Le 21 juillet à Rome, au matin, Mario Draghi a démissionné après la rupture de la coalition soutenant son gouvernement.
Le même jour, la Banque centrale européenne (BCE), a annoncé, d’une part, une hausse d’un demi-point de ses taux d’intérêt, d’autre part, la mise en place d’un nouveau mécanisme dit « anti-fragmentation » pour limiter les écarts de taux d’intérêt entre les États membres de la zone euro ;
Le 20 juillet à Bruxelles, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a présenté un plan de la Commission intitulé « Des économies de gaz pour un hiver sûr » ; ce plan vise à réduire de 15 % la consommation de gaz pour l’hiver prochain dans l’Union européenne (UE).

Ces évènements méritent d’être commentés ensemble, car ils doivent être mis en relation et en perspective les uns par rapport aux autres. L’UE prétend être une zone de prospérité, de liberté économique et de stabilité financière. Ne se prépare-t-elle pas à sombrer sous le poids de ses « passagers clandestins », ceux qui cherchent à se faire transporter sans avoir payé leur place ? à être ruinée par des politiques irresponsables venant de partout, y compris de l’Allemagne ?

1) L’imbroglio italien

+Chronique d’un échec annoncé+

Après les élections législatives de mars 2018, Giuseppe Conte est devenu, en juin 2018, le chef du premier gouvernement populiste en Italie, soutenu par les deux vainqueurs des élections : d’une part, la coalition de droite menée par la Ligue (Lega) de Matteo Salvini ; d’autre part, le Mouvement 5 étoiles (M5S).
On pouvait légitimement voir là un tournant vers une politique d’immigration plus restrictive, souhaitée par la grande majorité de l’électorat. On pouvait cependant aussi émettre des réserves sur la solidité de cette coalition en matière de politique économique et sociale, et des doutes sur son avenir. Notamment sur le projet d’annuler le relèvement de l’âge légal de la retraite qui avait été effectué par les gouvernements précédents.
Ce projet semblait très en décalage avec la réalité démographique de l’Italie, l’un des deux pays -avec l’Espagne- dont le taux de fécondité était en 2016 le plus faible de toute l’Union européenne. Une politique démographique cohérente pour l’Italie aurait été de tout miser sur l’aide financière et en nature aux familles, notoirement trop peu aidées dans ce pays. Au lieu de cela, l’argent public qui aurait pu être affecté aux familles italiennes devait aller boucher le trou de financement des retraites provoqué par l’abaissement de l’âge de départ. Cela ne pouvait que contribuer à maintenir la sous-natalité italienne et à aggraver la situation du pays face à l’invasion migratoire. La politique des retraites de la coalition semblait ainsi aller directement à l’encontre de sa politique d’immigration.
Ces doutes ont été confirmés par les faits. En août 2019, l’alliance M5S-Lega s’est brisée du fait de la défection de Matteo Salvini, qui misait sur des élections anticipées. Giuseppe Conte a renversé entièrement sa stratégie d’alliance en se coalisant avec le Parti démocrate (PD), équivalent italien des macronistes de gauche. Cette nouvelle coalition s’est elle-même rompue en janvier 2021. En février 2021, Conte a été remplacé par Mario Draghi -prédécesseur de Christine Lagarde à la tête de la BCE-, appuyé par à peu près tous les partis à l’exception de l’extrême-gauche et des Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni. Moins d’un an et demi plus tard, c’est ce même Draghi qui se trouve aujourd’hui lâché par deux de ses soutiens, le M5S et la Lega.
Qu’en est-il des deux mesures-phares du programme social de la coalition M5S-Lega, version 2018 ?
Le revenu de citoyenneté (reddito di cittadinanza ou Rdc) est entré en vigueur en mars 2019. Il ne mérite pas son nom puisqu’il est attribuable, non seulement aux citoyens italiens, mais aussi aux ressortissants de l’Union européenne et à ceux des États tiers en possession d’un permis de séjour UE de longue durée. Comparable sous certains aspects à notre RSA, attribué à 1,2 million de familles pour un coût de l’ordre de 8 milliards d’euros par an, il est très controversé, y compris dans le camp populiste, notamment par Fratelli d’Italia. On lui reproche, notamment, d’être un encouragement au travail au noir et de n’avoir guère d’impact pour faire baisser le taux de chômage.
L’abaissement de l’âge légal de départ en retraite n’a été appliqué que très partiellement, sous la forme d’un système expérimental particulier dit « Quota 100 ». Ce dispositif, réservé aux personnes de 62 ans et plus ayant au moins 38 années de cotisations (62 + 38 = 100), leur a ouvert la possibilité, de 2019 à 2021, de prendre une retraite anticipée au lieu d’attendre 67 ans, comme dans le régime de droit commun résultant des réformes antérieures. Cette option était toutefois assortie d’une réduction de la pension par rapport au système de droit commun. Le coût triennal supplémentaire pour 2019-2021 de ce régime expérimental est estimé à 30 milliards d’euros. Son effet sur l’emploi semble rester très modeste par rapport à ce qui était espéré.
En février 2022, de nouvelles propositions ont été présentées par Mario Draghi. Le dossier reste explosif : c’est l’un des motifs de la rupture de la coalition soutenant Draghi. Maintenir l’âge légal à 67 ans ? Poursuivre et étendre « Quota 100 » ? Imaginer un nouveau régime ente les deux, pour quels bénéfices et à quel coût ? Le retour des contraintes financières européennes complique encore les choses en politisant un peu plus le sujet. Cela ne peut que faire perdre de vue l’enjeu majeur de l’Italie, qui, avant d’être politique ou social, est démographique.

+Le « juge de paix » de l’avenir italien reste la démographie+

Un pays à la démographie fortement déclinante et qui refuse l’immigration ne peut s’en sortir que si ceux qui restent travaillent plus (y compris plus longtemps dans la vie) et si le poids des impôts et des dépenses publiques est maîtrisé : c’est le modèle japonais ; la dette publique, considérable mais détenue à plus de 90 % par les nationaux, reste soutenable ; la monnaie reste nationale, son taux de change fluctue librement, en fonction de la conjoncture et de l’appréciation des marchés financiers. Ce modèle, à la fois national et fondé sur la valeur travail, est viable.
L’Italie a une démographie tout aussi déclinante que celle du Japon. Sa population n’accepte pas l’immigration, d’où le succès des populistes : M5S, Lega, Fratelli d’Italia. Mais le pays reste trop soumis au clientélisme (notamment dans le Sud) et au jeu politicien. L’idéal de la classe politique serait que l’Italie ait le statut, en Europe, d’une sorte de passager clandestin : continuer à travailler moins et à dépenser plus d’argent public sans augmenter les impôts -donc en s’endettant plus-, en espérant que l’Europe aidera le pays à ne pas payer des taux d’intérêt trop élevés et à garantir le remboursement de la dette.
Sous la protection de l’euro, l’Italie joue de la position du too big to fail (« trop gros pour faire faillite »). Lors de la crise de la zone euro en 2010-2012, elle fut fortement secouée par les marchés financiers ; mais elle a largement profité de la politique du « quoi qu’il en coûte » alors mise en œuvre par la BCE sous la direction de … Mario Draghi. Même chose en 2020 : l’Italie fut le principal bénéficiaire de la suspension des contraintes budgétaires et financières européennes ; elle est l’un des principaux bénéficiaires du plan de relance européen de 750 milliards d’euros lancé en 2020, en plein cœur de la crise Covid ; elle serait le principal bénéficiaire de l‘instrument anti-fragmentation imaginé par la BCE (voir point 2 ci-après).
À terme, toutefois, ce modèle est-il viable ? Devant le spectacle donné par les politiciens de ce pays pourtant si attachant, vient à l’esprit la célèbre apostrophe de Cicéron à l’un des plus notoires agitateurs politiques de son temps : Quousque tandem, Catilina, abuteris patientiam nostram ? « Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? ».

2) La BCE et le dilemme de l’euro

+La hausse des taux : un retour à la normale+

En 2020-2021, les taux d’intérêt en Europe se situaient à des niveaux anormalement bas, voisins de zéro, voire négatifs. La BCE a décidé de relever d’un demi-point ses taux « directeurs », qu’elle demande pour prêter des liquidités à ses emprunteurs (taux de refinancement ou « taux refi »), et qu’elle offre à ses déposants (« taux dépôt »). Cette décision n’a rien de scandaleux : cela a seulement pour effet de faire passer le taux de dépôt de … – 0,5 % à zéro.
Au lieu de mettre en cause la BCE, mieux vaut identifier les responsabilités dans le retour de l’inflation. C’est l’inflation qui provoque et justifie la hausse des taux d’intérêt. Elle a, aujourd’hui, trois causes majeures :
* La politique économique de Joe Biden : injections massives de monnaie et programme de dépenses publiques visant à une relance excessive. Cette politique a provoqué la surchauffe de la machine économique. L’inflation a remonté en flèche aux États-Unis avant de repartir en Europe. Pour calmer la surchauffe, la Banque fédérale a porté son taux directeur de 0,25 % à 1,75 % (+ 1,5 point) entre janvier et juin 2022, attirant les capitaux dans ce pays et faisant monter le cours du dollar par rapport à celui de l’euro. Par effet de contagion, la situation américaine contribue à alimenter l’inflation et la hausse des taux en Europe.
* La désorganisation des chaînes commerciales : ici, c’est la mondialisation incontrôlée qui est à mettre en cause. Les élites économiques et politiques se sont conduites de façon imprévoyante, en sous-évaluant les risques inhérents à l’interdépendance et à la complexité. L’économie mondialisée est devenue excessivement fragile. Les alertes d’éminents spécialistes de l’analyse de risque, comme Nassim Nicholas Taleb, n’ont pas été entendues :
« Les économistes se fondent trop souvent sur l’analyse de Ricardo pour justifier cette hyperspécialisation, où un pays produirait tout le vin, et un autre tout le tissu … Mais si une fatwa contre la production d’alcool est prononcée dans le pays vinicole ? C’est une catastrophe. La théorie est jolie, mais quand on inclut la question du risque, ce genre de spécialisation ne tient pas. Les systèmes suroptimisés finissent par casser » (Le Point, 20 février 2020).
* La guerre en Ukraine, qui pousse à la hausse les prix agricoles et ceux de l’énergie. Mais, sur ce terrain-là, la guerre n’est que le révélateur des erreurs des politiciens de certains pays. La principale coupable est l’Allemagne de Mme Merkel : c’est Angela Merkel, en bradant le nucléaire, qui a mis son pays dans la dépendance du gaz russe et déstabilisé l’équilibre énergétique de l’Europe, tout en laissant se poursuivre des émissions massives de gaz à effet de serre.
Les taux de la BCE sont voués à augmenter encore, et ce ne sera pas un drame. Mais leur maniement ne sera qu’un remède curatif à l’excès d’inflation. Pour agir de façon plus durable, deux voies sont à privilégier :
– la voie de l’indépendance : diversification des partenaires et des sources d’approvisionnement ; préservation des savoir-faire, maintien de capacités de production autonomes pour éviter les pénuries de biens essentiels ou stratégiques ;
– la voie de l’adaptation : cela pourrait passer par la mise en place d’une indexation généralisée, sur le modèle de ce qui se pratique en Belgique depuis de nombreuses années, sans dérapage perceptible de l’inflation par rapport aux pays voisins ; l’avantage d’un tel système serait de sécuriser, de façon permanente, les acteurs économiques face à l’inflation, en préservant, notamment, le pouvoir d’achat des plus fragiles : personnes âgées, petits épargnants, familles, etc.

+L’outil « anti-fragmentation » : nouvelle avancée de la bureaucratie européenne, nouveau dilemme pour la zone euro+

Un blanc-seing pour la BCE.

On connaît la célèbre boutade d’Alan Greenspan, ancien président de la Banque fédérale américaine, prononcée à l’issue d’une de ses conférences périodiques : « Si vous avez compris quelque chose à ce que je viens de vous dire, c’est que je me suis mal exprimé ». Mme Lagarde, le 21 juillet, s’est très bien exprimée sur le mécanisme anti-fragmentation approuvé par la BCE : on continue donc de n’y comprendre pas grand-chose.
Le mécanisme dit « anti-fragmentation » annoncé par la BCE est nommé, plus précisément, « Instrument de protection de la transmission » (en abrégé IPT, ou TPI en anglais). Il cherche à contrecarrer les écarts (spreads) de taux d’intérêt demandés aux différents États de la zone euro pour financer leurs dettes publiques.
Cet instrument viserait, comme son nom l’indique, à rendre effective la transmission sans heurts, dans tous les pays de la zone euro, des orientations et impulsions de la politique monétaire de la BCE. Il devrait contrecarrer les mouvements désordonnés des marchés financiers, si ceux-ci menacent la bonne transmission de la politique monétaire européenne. Pour ce faire, la BCE serait autorisée à acheter sur le marché des titres d’emprunt des pays ne pouvant emprunter qu’à des taux d’intérêt trop élevés « au regard de leurs fondamentaux ». Aucune limite a priori ne serait fixée à ces achats.
Des critères seraient « pris en compte » pour que le Conseil de la BCE autorise les achats : ne pas être soumis à une procédure pour déficit excessif des comptes publics ou pour déséquilibre économique excessif ; ne pas avoir failli à prendre des actions correctrices en réponse aux recommandations du Conseil de l’UE ; avoir une dette jugée « soutenable » par le Conseil des gouverneurs de la BCE ; mener des politiques « saines et soutenables » conformes aux engagements du pays au titre du plan de relance européen post-Covid de 2020 et au titre du dispositif de suivi périodique par la Commission (« semestre européen »). Ces critères ne seraient toutefois que des « éléments » (inputs) de la prise de décision de la BCE et « seraient dynamiquement ajustés » aux risques et aux situations à traiter.
Tout cela, exprimé dans le jargon habituel des organismes financiers internationaux, laisse le lecteur dans le flou. Le plus clair est qu’un blanc-seing est donné aux banquiers centraux de la BCE, accompagnés de leurs fonctionnaires et de leurs experts, pour manipuler à leur guise les taux d’intérêt demandés, sur les marchés financiers, aux pays jugés plus risqués que d’autres.

Le dilemme de la zone euro : grosse Allemagne ou grosse Grèce ?
Ce faisant, le dilemme fondamental qui se pose pour la zone euro demeure non tranché. De façon un peu caricaturale : va-t-elle rester dominée par l’Allemagne, douce à ses épargnants, moins douce pour ses salariés, choyant ses propres entreprises, écrasant ses concurrents commerciaux ? ou bien, va-t-elle se transformer en une grosse Grèce, plus protectrice, plus clientéliste, plus en déficit, plus endettée ?
Dans le premier modèle, la BCE n’utilisera l’instrument anti-fragmentation qu’au compte-gouttes. Elle en profitera pour centraliser un peu plus le gouvernement de l’économie et se mettre à la place des États. Dans le second, ce même instrument sera largement utilisé, au profit des pays les plus déficitaires et les plus endettés, pour alléger les coûts d’endettement qu’ils devraient autrement supporter. Cela contribuera à faire évoluer plus rapidement la zone euro vers cette « union de transferts », fortement redistributrice, que l’Allemagne, jusqu’à présent, a considéré avec horreur.
Mais le point de vue allemand ne va-t-il pas changer ?

3) Mme von der Leyen et le gâchis allemand

+L’Allemagne, un nouveau passager clandestin ?+

Dans nombre de cercles politiques et économiques, on s’est longtemps mis à genoux devant le modèle allemand. On se rend compte aujourd’hui un peu mieux des faiblesses de ce grand peuple et de sa classe dirigeante.

IRDEME-EPLF avait déjà pointé l’ampleur des problèmes non résolus légués par l’Allemagne à la France et à l’Europe après seize ans de gouvernement Merkel. Cinq constats politiquement peu corrects s’imposent.

Une démographie déclinante.
À la base, une nouvelle fois, la démographie. Le constat tient en trois mots : « L’Allemagne disparaît » (Thilo Sarazin, économiste socialiste, auteur d’un livre à succès portant ce titre, ostracisé par l’intelligentsia). Elle disparaît un peu moins rapidement que l’Italie ou l’Espagne, mais suffisamment vite (taux de fécondité 1,5) pour que sa population totale (83,4 millions en 2020, dont plus de 11 millions d’étrangers) doive décliner après 2030 pour atteindre seulement 74,4 millions en 2060.

Une immigration massive.
Pour combler ses besoins de main d’œuvre et atténuer son déficit démographique, l’Allemagne a fait le choix implicite de l’immigration plutôt que d’une politique nataliste et pro-famille. Jadis temporaire (le modèle des Gastarbeiter, « travailleurs hôtes »), cette immigration s’est transformée en immigration de peuplement, d’abord principalement européenne et turque, puis planétaire. De 2014 à 2021, la population étrangère s’est accrue de 3,7 millions de personnes (+ 45 %) ; la moitié d’entre elles venaient d’Asie -principalement de pays musulmans (Syrie, Irak, Afghanistan)- et d’Afrique. Cette immigration extra-européenne de plus d’1,5 million de personnes a été acceptée par le gouvernement de Mme Merkel de façon unilatérale, sans concertation avec le reste de l’Union européenne.

Un pacifisme irresponsable.
En 1990, l’Allemagne consacrait 2,5 % de son PIB à sa défense, la France 2,8 %. Toutes deux dépensaient plus que la moyenne européenne (2,4 %). Dix ans après, en 2000, la part des dépenses militaires dans le PIB avait nettement reculé en France et dans l’UE (respectivement 2,1 % et 1,7 %), mais encore bien plus en Allemagne (1,4 %). Celle-ci, ensuite, a encore diminué son effort jusqu’à 1,1 du PIB vers 2015, avant de redresser légèrement cette part (1,4 % en 2020). Pendant 20 ans, ainsi (2000-2020), la proportion des dépenses militaires dans le PIB allemand est restée constamment inférieure à la moyenne de l’UE ; elle est demeurée inférieure d’environ 0,7 à 0,8 point de PIB à celle de la France. Cette période coïncide avec l’arrivée de l’euro et avec l’apparition d’excédents commerciaux colossaux de l’Allemagne (voir ci-après).
Cette Allemagne, dépendante du parapluie américain, entretient une armée médiocre. Elle laisse à d’autres la charge de participer à des opérations extérieures. Lorsqu’elle coopère à des projets d’armement, elle cherche à en tirer le bénéfice maximum pour ses propres entreprises, mais elle impose souvent à ses partenaires ses critères pacifistes pour la commercialisation des armes produites.

Une politique énergétique irresponsable.
Ce sujet a été plusieurs fois abordé par IRDEME-EPLF : voir en dernier lieu article1646
Pour se débarrasser du nucléaire, l’Allemagne ne pouvait se reposer uniquement sur les énergies renouvelables, majoritairement intermittentes. Afin de minimiser les coûts de ses industries, elle a misé sur le gaz, notamment le gaz russe (plus de 55 % des importations de gaz en 2021, encore 40 % aujourd’hui), abondant et alors peu cher. Ce commerce devait prétendument garantir la paix : comment des pays devenus ainsi tellement interdépendants, avec 2 400 km de tuyaux Nord Stream 1 et 2 sous la mer Baltique et Gerhard Schröder à la présidence des conseils d’administration de Rosneft et de Gazprom, pourraient-ils entrer en conflit ? Contrairement à la France, à l’Espagne ou au Portugal, l’Allemagne n’a même pas pris la précaution de s’équiper de terminaux de regazéification pour s’approvisionner ailleurs en gaz liquéfié. Avec le conflit ukrainien, la fragilité de ce modèle saute aujourd’hui aux yeux.
Qui plus est, l’abandon du nucléaire a également pour contrepartie l’utilisation d’énergies plus émettrices de gaz à effet de serre : le bilan allemand, malgré les énergies renouvelables, est sur ce point bien plus défavorable que le bilan français (vers 2020, 400 à 600 g de CO2 émis par kwh d’électricité produit en Allemagne, contre 50 g en France). Autre contrepartie : l’utilisation de combustibles particulièrement sales et polluants, charbon et lignite notamment.

Une politique commerciale irresponsable.
L’utilisation de main-d’œuvre immigrée à moindre coût, le gaz pas cher, le sous-financement de la défense, la politique de désinflation compétitive, la priorité donnée à la valeur travail ont donné à l’Allemagne un avantage concurrentiel considérable. Cet avantage est jugé justifié par les Allemands eux-mêmes ; d’autres, chez leurs voisins, le trouvent déloyal. Tout cela est bien naturel : chacun voit midi à sa porte.
Un fait est en tout cas incontournable : l’euro est devenu, pour l’Allemagne et pour de rares autres pays agrégés au « bloc germanique » (les Pays-Bas, dans une moindre mesure l’Autriche), une monnaie sous-évaluée. Sous le régime de la monnaie unique, elle a pu, sans aucun frein, prendre des parts de marché à ses partenaires de l’UE (France, pays du Sud, notamment) tout en faisant face à la concurrence hors UE. En régime de changes variables, le deutschemark se serait apprécié ; cela aurait pesé sur la capacité exportatrice de l’Allemagne et aurait limité ses excédents commerciaux. Avec l’euro, rien de tel : l’excédent commercial allemand a pu ainsi grimper de 1,3 % du PIB en 1998 (moins que la France : 2,7 % la même année !) à 6 % en 2008 (France -1,2 %) et à 6,8 % en 2018 (France -0,8 %).
Le problème n’est pas que l’Allemagne ait cherché à être ou à redevenir compétitive : c’est, après tout, l’objectif de tout organisme en situation de concurrence ; et l’Allemagne, au début des années 1990, n’était pas en très bonne position à cet égard. À partir d’un certain degré, cependant, cette stratégie peut devenir elle-même problématique. En misant tout sur la compétitivité externe, l’Allemagne, sous le régime de l’euro, a provoqué un déséquilibre tout à fait excessif -y compris au regard des normes de l’UE et de la zone euro. D’où, après la crise financière de 2008, une disparité accrue des principaux indicateurs économiques des pays de la zone : taux de chômage, niveau de vie par habitant, taux d’endettement public, taux d’intérêt. Cette divergence n’avait pas disparu dix ans après : en 2018, chez les premiers membres de la zone euro -les 9 pays fondateurs plus la Grèce-, les disparités économiques et financières demeuraient plus fortes qu’elles ne l’étaient en 1998, première année d’existence de la zone. À quoi bon avoir créé l’euro, si c’était pour en arriver là ?
La stratégie commerciale allemande n’est pas seulement déstabilisatrice pour l’Europe. Elle est aussi fragile, elle est risquée pour l’Allemagne elle-même. La crise ukrainienne pourrait marquer un tournant, car elle fait apparaître en pleine lumière l’épuisement de ce modèle : hausse brutale du coût de l’énergie, difficultés croissantes d’assimiler l’immigration, vieillissement accéléré, besoins de renouvellement des infrastructures, réarmement d’autant plus coûteux qu’il aura été longtemps différé, ratés des fleurons industriels (automobile) et bancaires (Deutsche Bank), déplacement de la concurrence des émergents (Chine notamment) vers les produits hauts de gamme.
Au premier semestre 2022, le roi allemand, sans être encore nu, a perdu un peu de sa majesté. L’excédent commercial de mai 2022, converti en base annuelle, ne représente plus que 0,7 % du PIB -dix fois moins qu’en 2018, deux fois moins qu’au tout début de la zone euro. Selon les dernières prévisions de la Commission (juillet 2022), la croissance allemande serait de 1,4 % en 2022 et 1,3 % en 2023, plus faible que celle de l’Union européenne (respectivement +,2,7 % et + 1,5 %). Une autre prévision envisage une récession allemande de plus de 2 % en 2023 si le gaz russe est coupé.
C’est dans ce contexte qu’il faut analyser le plan d’« économies de gaz pour un hiver sûr » présenté le 20 juillet par Mme von der Leyen.

+La Commission von der Leyen : « l’Allemagne ne paiera pas »+

L’Allemagne est un grand pays plein de qualités. L’un de ses petits défauts, cependant, semble être de ne pas payer les dettes auxquelles elle s’est engagée après avoir été vaincue. Ce fut le cas après la Première et, de façon moins connue, après la Seconde guerre mondiale. A contrario, la France s’est saignée aux quatre veines pour verser l’énorme rançon du roi Jean le Bon, fait prisonnier en 1356 à Poitiers ; elle a payé rubis sur l’ongle, avec même un peu d’avance, la gigantesque somme due à l’Allemagne après la défaite de 1871.
Prise à la gorge par les conséquences de sa politique énergétique, l’Allemagne va-t-elle faire amende honorable et changer de cap ? Ce n’est nullement acquis. Le 22 juin dernier, le porte-parole du ministère allemand de l’environnement a réaffirmé que « prolonger la durée de vie des centrales nucléaires n’est actuellement pas une option » (les trois dernières centrales encore en service doivent être arrêtées fin 2022). Le 3 août, le chancelier Olaf Scholz n’a pas exclu un revirement sur ce point ; mais cela reste subordonné aux résultats d’une nouvelle expertise. Dans l’immédiat, au lieu de prolonger le nucléaire, l’Allemagne a choisi de rouvrir des centrales à charbon : le 19 juin, le ministre allemand de l’économie a annoncé le remplacement prochain de centrales électriques au gaz par des centrales à charbon jusque-là arrêtées et mises en réserve (Les Échos, 19 juin 2022). Errare humanum est, perseverare diabolicum.
L’Allemagne va-t-elle au moins accepter de se serrer la ceinture pour assumer pleinement le coût de ses erreurs ? Pas davantage. C’est ici qu’interviennent Mme von der Leyen et la Commission, porte-parole, dans cette affaire, des intérêts allemands. Leur plan de réduction de la demande de gaz, assorti d’un projet de règlement européen, fixerait tout d’abord, pour tous les États membres, un objectif d’économies de 15 % entre le 1er août 2022 et le 31 mars 2023. Après une simple « consultation » des États membres, la Commission pourrait déclencher une alerte de l’Union et imposer à tous les membres une réduction obligatoire de leur consommation. Les États auraient à démontrer, dans leurs plans d’urgence nationaux, comment ils comptent atteindre l’objectif et présenter, tous les mois ou tous les deux mois, un « rapport d’avancement ». Un « plan européen de réduction de la demande », en outre, fixerait à cette fin des principes, des mesures et des critères. Il viserait, notamment, à préserver l’approvisionnement « des industries qui sont d’une importance déterminante pour la fourniture de produits et de services essentiels à l’économie, ainsi que pour les chaînes d’approvisionnement et la compétitivité de l’UE ».
Ces propositions ont un objectif implicite : faire supporter aux bons élèves de l’Europe de l’énergie -notamment la France- une grande partie du coût des erreurs du principal cancre, l’Allemagne ; en n’oubliant pas de sauvegarder l’approvisionnement en gaz des puissantes industries allemandes, qui sont, comme chacun sait, d’une importance déterminante pour la compétitivité de l’Union.
La plupart des partenaires de l’Allemagne -l’Espagne, le Portugal, la France, entre autres- ne pouvaient accepter ces propositions telles quelles. La Hongrie, qui vient de passer un accord avec la Russie pour la fourniture de 700 millions de m3 supplémentaires, considérait le projet comme « injustifiable, inutile, inapplicable et nuisible ». Le Conseil européen du 26 juillet a sérieusement restreint les prétentions de Mme von der Leyen et de la Commission. L’objectif d’une réduction « volontaire » de 15 % de la demande de gaz est maintenu, en laissant libre chacun de recourir aux mesures de son choix. Des exemptions et des dérogations substantielles sont prévues. Et surtout, la procédure contraignante d’alerte de l’Union ne sera activée que par décision du Conseil -à la majorité qualifiée-, et non plus après consultation des États membres.
La leçon de cette affaire est claire. Dans ce dossier énergétique, nous voyons l’Allemagne, jusque-là chef de file des « fourmis » contre les « cigales », des « frugaux » contre les « dépensiers », se convertir soudainement en un très banal passager clandestin. Devenue désormais aimable même à l’Allemagne, l’Union de transferts n’est plus un repoussoir. Cette « Union de transferts pour tous » pourrait devenir le modèle dominant de l’Europe de demain.
Il ne faut pas s’attendre, en effet, à ce que l’Allemagne, organisme ni plus ni moins vertueux que les autres, cesse de se comporter en passager clandestin chaque fois que cela l’arrangera. Et, compte tenu de ses faiblesses et des signes d’épuisement de son modèle, cela l’arrangera sans doute de plus en plus souvent. Elle en a déjà donné des signes, par exemple en étant favorable à la répartition par l’UE des demandeurs d’asile sur tout le territoire de l’Union : une façon d’envoyer chez ses voisins le trop-plein d’immigrés résultant de son propre laxisme.

Dans tout ce qui précède, on voit se dessiner l’un des avenirs possibles de l’Europe : devenir le nouveau Titanic du XXIe siècle. Ce navire européen ultra-moderne, luxueux, impressionnant par ses dimensions, dépasse de loin les capacités et le renom de son prédécesseur du XXe siècle. Il mérite un autre nom : le Gigantic. Nous commençons à discerner par quels processus le Gigantic pourrait faire naufrage : affaissement démographique ; perte de maîtrise de l’immigration ; glissement vers l’Union de transferts, toujours plus redistributrice, bureaucratique et centralisée ; déclin corrélatif de la compétitivité européenne ; difficultés financières croissantes ; perte de confiance dans la monnaie ; conflits politiques et sociaux de plus en plus intenses. Le naufrage du Gigantic serait une catastrophe sans commune mesure avec celui de son lointain cousin. Mais s’il se produit, une chose est claire : nous l’aurons bien cherché.

 

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2 commentaires

Dosogne août 6, 2022 - 12:38 pm

Le Titanic européen, ses passagers clandestins et ses profiteurs
Excellent article ! Mais très inquiétant. La jeunesse inconsciente arrivera à ses fins : le retour de l’Europe à l’âge des cavernes! Y aura t il un sursaut ?
La cause de nos maux : une écologie idéologique,gauchiste,wokiste, qui entraîne notre belle Europe à sa perte….

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zelectron août 6, 2022 - 6:36 pm

3 remarques
Cette immigration extra-européenne de plus d’1,5 million de personnes a été acceptée? non! voulue par le gouvernement de Mme Merkel de façon unilatérale, sans consultation avec son peuple ni concertation avec le reste de l’Union européenne.
Puisque l’Allemagne (ennemie du nucléaire et sans concertation encore une fois) a demandé à corps et à cris (manifestations à l’appui) la fermeture de Fessenheim elle devrait payer une compensation à la France pour les pertes d’exploitation de ce que cela représente, comme d’habitude » EU DEU FEU » n’a ni bougé ni rien dit.
Et puis tout à coup, l’Allemagne est devenue favorable à la répartition par(dans) l’UE des demandeurs d’asile sur tout le territoire de l’Union : une façon d’envoyer chez ses voisins le trop-plein d’immigrés (en gardant ceux qui qualifiés et rejetant les autres, tout comme lors de la 1ère vague) résultant de son propre laxisme (égoïsme?).

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