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Chômage partiel, administration de morphine à dose létale

par Bertrand Nouel
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Comme l’a analysé la Cour des comptes dans son rapport de 2015, la France avait fait une utilisation très insuffisante du chômage partiel au moment de la crise de 2008. Pendant que, de 2007 à 2010, la France aurait dépensé 1 milliard d’euros pour sauver 18.000 emplois, l’Allemagne aurait dépensé 10 milliards pour sauver 221.000 emplois. La France a alors, à partir de 2012, procédé à des ajustements successifs de façon à simplifier la procédure et à augmenter l’incitation pour les employeurs à recourir à la mesure.

Quand est survenue la crise du coronavirus, Emmanuel Macron n’a pas fait mystère de sa volonté d’adopter le modèle allemand. Mais cette fois c’est tout l’inverse qui s’est produit. Le système français s’est révélé à la fois très généreux, très incitatif et très simple à mettre en œuvre pour l’employeur : prise en charge par l’Etat de 70% du salaire brut perdu (soit 84% du salaire net), 100% du salaire brut au niveau du smic, plafond à 4,5 smic, aucune formalité et automatisme du remboursement par l’Etat à l’employeur. Nettement plus favorable que le système allemand cette fois (voir encadré), et extrêmement coûteux.

La mesure a fait l’unanimité chez les économistes et les politiques. Elle a, dit-on, pleinement rempli son rôle, à savoir soutenir les entreprises et leurs salariés, et préserver les emplois en évitant les licenciements – mais pour combien de temps ? Plusieurs problèmes peuvent en effet être identifiés.

Le coût pour l’Etat et l’importance de la fraude

La simplicité de la procédure ainsi que les avantages pour employeurs et salariés, ont résulté en un succès considérable de la mesure, succès auquel le gouvernement ne s’attendait pas, du moins à ce point. En effet, à fin avril (mai n’est pas encore disponible), 8,6 millions de salariés ont effectivement profité du chômage partiel, et le dernier projet de loi de finances rectificative évalue le coût à 31 milliards d’euros pour 2020. Soit plus de 30 fois le coût de la mesure exposée entre 2007 et 2010 pendant la crise des « subprimes » et ses conséquences. Dès fin mai, le gouvernement a dû précipitamment diminuer la participation de l’Etat.

La fraude semble être aussi considérable. L’Etat n’a pas révélé son évaluation des chiffres, mais des commentateurs bien informés évoquent un pourcentage de 25%, ou 20% [[Cette dernière évaluation est donnée par Jean-Marc Sylvestre sur le site Atlantico.]]. Soit entre 6 et plus de 7 milliards pour l’année, ce qui est considérable. Ce qui a suffi à la ministre Muriel Pénicaud pour sonner l’alerte et annoncer 50.000 contrôles pour l’été. Mais ces contrôles vont être extrêmement difficiles – et coûteux – à réaliser…

Les fonctionnaires soulèvent une problématique différente. Le chômage partiel ne leur est pas applicable, et grâce à la généralisation de la mesure de l’ASA (autorisation spéciale d’absence), ils continuent à percevoir intégralement leur traitement même en l’absence de travail. Il ne s’agit a priori pas de fraude, sauf en cas de travail au noir, mais pourquoi cette différence de traitement ? Et quid des cas de refus de travail lorsque celui-ci est demandé par l’administration ?

Un soutien indifférencié à toutes les entreprises, y compris les « zombies »

Le chômage partiel constitue la méthode européenne de faveur. C’est ce qui différencie l’Europe des Etats-Unis, qui n’hésitent pas à laisser tomber les entreprises en faillite et leurs salariés dans le chômage pour cause de licenciement. La méthode est très rude, elle présente néanmoins l’avantage de ne pas subventionner les « zombies », ou canards boiteux comme on aime à les qualifier en France. De la sorte, on est sûr de ne pas prolonger artificiellement la vie d’emplois qui seraient voués en tout état de cause à la disparition. On sait que c’est la caractéristique avantageuse des entreprises américaines de se relever très vite de leurs cendres, elles l’ont prouvé dans les secteurs essentiels de l’aéronautique et de l’automobile. L’Europe et la France en particulier n’auront pas profité de cette opportunité de faire le ménage entre entreprises viables et zombies.

Efficacité relative et effet d’aubaine

De façon générale, le chômage partiel a peut-être été efficace pour réduire les licenciements, qui selon la Dares sont restés marginaux jusqu’à fin mai, mais cela n’a pas empêché le chômage de bondir, comme le montrent les inscriptions à Pôle emploi, qui ont augmenté de 843.000 en avril pour la catégorie A (personnes n’ayant pas du tout travaillé), soit plus 22%, ce qui est du jamais vu depuis 1996. En cause principalement, l’importance du recours aux contrats courts et CDD qui n’ont pas été renouvelés. Les chiffres de mai ne sont pas encore connus exactement, mais on sait qu’un grand nombre de plans de licenciements économiques en cours a été voté, ce qui fait mal augurer de la suite. De son côté la Banque de France prévoit une hausse historique du chômage, dont le taux pourrait passer à 11% contre 7,8% à fin 2019.

On peut dès lors se demander si vraiment l’indemnisation du chômage partiel est si efficace qu’on le dit pour contenir le chômage, peu important finalement de savoir si cela est dû à des licenciements ou à des non-renouvellements de contrats ou à d’autres causes. Surtout, la question est de savoir si l’effet du chômage partiel ne va pas être très temporaire, et ce d’autant plus que l’indemnisation publique va baisser (voir ci-dessous).

Enfin, cela amène aussi la question de savoir dans quelle mesure le recours au chômage partiel n’est pas dû pour une forte part à un effet d’aubaine – sans parler de la fraude, évoquée plus haut. Compte tenu de la hausse du taux de chômage déjà observée, quelle aurait été l’augmentation de ce taux si la mesure de chômage partiel n’avait pas existé ? La question est peut-être politiquement incorrecte, elle n’en mérite pas moins d’être posée.

La dégressivité de la prise en charge par l’Etat et sa faible durée

La prise en charge de 84% du salaire net par l’Etat[[Sur la base d’un chômage partiel « total ». Cette prise en charge par l’Etat ne concerne que la partie correspondant au chômage, telle que déclarée par l’employeur, et qui peut aller jusqu’à la totalité.]] n’aura duré que deux mois, de mars à mai. Dès le 1er juin, cette prise en charge diminue de 100% à 85% du salaire net de 84% (chiffre inchangé), laissant 15% à la charge de l’employeur, plus éventuellement l’écart nécessaire pour parvenir à 100% du salaire lorsque l’employeur le décide. Précisons quand même que cette baisse ne concerne pas les secteurs dont l’activité est empêchée du fait de décisions administratives, comme l’hôtellerie-restauration.

Cette baisse inquiète les syndicats et notamment le Medef, qui juge qu’elle arrive trop tôt, alors que les effets du Covid sont encore très présents. La crainte est que cela précipite la réaction des employeurs consistant à recourir davantage au licenciement.

Cette situation existant depuis juin n’est elle-même que temporaire, le gouvernement travaillant actuellement avec les travailleurs sociaux à une mesure destinée à être pérennisée jusqu’en 2022, consistant à généraliser une baisse de la durée du travail subordonnée à un accord de branche ou d’entreprise, et à un engagement de l’entreprise de ne pas procéder à des suppressions d’emploi. L’Etat prendrait alors en charge la perte de salaire dans certaines limites à déterminer, le chiffre de 60% ayant été avancé. Enfin les prélèvements sociaux seraient réintroduits.

On se trouverait alors dans une situation encore moins favorable aux entreprises qu’avec le chômage partiel, et qui ne manquerait pas de soulever questions et critiques. Cette déconnexion entre productivité du travail et rémunération sur fonds publics constitue une vraie révolution extrêmement dangereuse à tous propos, et évidemment à celui des dépenses publiques. Par ailleurs, la contrepartie exigée de l’interdiction des suppressions d’emplois serait économiquement un non-sens qui rappelle le débat précédent, resté stérile, autour du CICE. Jamais en effet les employeurs ne sont en mesure de prédire la force de travail qui peut leur être nécessaire dans l’avenir.

La dégressivité française de l’indemnisation par l’Etat s’oppose à la progressivité du modèle allemand (voir encadré ci-dessous). Rappelons que cette dégressivité ne concerne pas les salariés, qui ont droit à 84% de leur salaire, du moins jusqu’à maintenant, mais uniquement les employeurs qui supportent la baisse de la prise en charge publique. En osant la référence à la parabole des Noces de Cana, l’Etat français sert à ces employeurs le meilleur vin en premier, ce qui n’est pas évidemment justifiable. En effet, les premiers temps de la crise sont ceux où les entreprises souffrent le moins puisqu’elles peuvent normalement vivre sur leurs réserves, et bénéficier des reports de paiement de la part de leurs créanciers, et notamment de l’Etat (impôts et Sécurité sociale). Autrement dit, c’est au moment où elles commencent à véritablement être à court de trésorerie et à devoir payer leurs dettes que leurs indemnisations subissent une baisse. Pas très logique…

Le gouvernement français paraît en fait tabler sur une reprise en « V » très rapide de l’économie. Pourtant, même si l’optimisme semble revenir sur la rapidité de la reprise, en tout état de cause le retour à la « normale » ne saurait intervenir dans un délai comparable à celui imposé pour la dégressivité. Les entreprises auront alors une attitude compréhensible en demandant à pouvoir bénéficier d’indemnisations stables, voire supérieures, au fur et à mesure que le temps passe sans constater un retour à la situation antérieure, que personne ne voit se produire avant fin 2021 au plus tôt. Le réveil risque donc d’être brutal.

Le modèle allemand est plus prudent, mais est-il efficace ?

L’indemnisation est plus faible : 60% du salaire net de référence (67% en présence d’enfant) pendant les 3 premiers mois, 70% (ou 77%) pendant les 3 mois suivants, 80% (ou 87%) au-delà ; plafond plus faible (2.891,65 €/mois au lieu de 31,97 €/heure en France ; et surtout contrôle a priori par l’administration de la justification de la demande de l’employeur qui doit prouver qu’au moins 10% de ses salariés sont concernés.

A fin avril, 725.000 entreprises avaient demandé à bénéficier du chômage partiel pour 10,66 millions de salariés, et en mai les demandes ont concerné 1,06 million de salariés supplémentaires. Mais ces chiffres ne sont pas ceux des salariés ayant effectivement bénéficié de la mesure, encore inconnu, pour lequel on voit évoquer le chiffre de 4 millions, soit moins de la moitié des bénéficiaires français, sans même tenir compte de la différence démographique existant entre les deux pays.

Le chômage partiel n’a pas empêché qu’en Allemagne le taux de chômage passe de 5,1% à 6,3% en deux mois, soit plus 23,5%, une hausse du même ordre que l’augmentation des chômeurs de catégorie A en France, bien que le recours à la mesure ait été moitié de ce qu’elle a été en France. Tout ceci fait douter de l’efficacité du chômage partiel sur l’emploi.

La progressivité allemande du taux de prise en charge par l’Etat, contrairement à la dégressivité française, résulte d’un compromis intervenu en avril entre les syndicats et les différents partis politiques, afin d’éviter le passage de beaucoup sous le seuil de pauvreté. C’est intéressant à noter, et se justifie mieux que le système français comme on l’a relevé plus haut. C’est aussi un pari optimiste sur l’évolution du recours au chômage partiel, ce qui inquiète évidemment en Allemagne.

Conclusion

Rétrospectivement, il risque d’apparaître que la transcription qu’a voulu faire Emmanuel Macron du modèle allemand de chômage partiel se révèle au moins mal calibrée. On peut cependant féliciter le chef de l’Etat d’avoir pour une fois en France réduit les formalités afin d’assurer l’efficacité immédiate de la mesure.

Malheureusement, la France administre ainsi à ses entreprises et leurs salariés une dose de morphine qui possède les avantages et les inconvénients de cet anti-douleur. Généralement prescrit temporairement – ou à titre de soin palliatif en fin de vie…, l’anti-douleur vient ici, à grand renfort de dépenses publiques très coûteuses, à être administré à trop forte dose pour une trop longue maladie, créant effet d’aubaine et d’accoutumance, facilitant la fraude et risquant l’acharnement thérapeutique par administration indifférenciée. C’est ce qu’on appelle l’importance de l’aléa moral.

L’efficacité de la mesure quant à la limitation du chômage peut aussi être questionnée, nous verrons après coup. Mais surtout, alors que le problème cardinal de la France, spécialement dans cette époque supposée d’après crise, est de remettre au plus vite ses sujets au travail, la morphine économique ne fera qu’augmenter l’endormissement général au soleil de l’été et probablement au-delà. Encore n’avons-nous traité que de la mesure applicable au seul secteur privé, les fonctionnaires bénéficiant quant à eux du maintien intégral de leur traitement pour une assiduité douteuse quand elle leur est demandée.

La dose de morphine est insupportable pour les finances publiques, et en partie malfaisante pour l’économie. L’Etat s’en est rendu compte, et la réforme en discussion actuellement va apparemment diminuer les aides. Mais l’Etat va se trouver devant la difficulté de faire accepter cette dégressivité au moment où les aides seraient pour certaines entreprises les plus nécessaires. Ce qui n’empêche pas qu’en même temps la réforme annoncée est insuffisante, la prise en charge restant trop forte (60%), et surtout à terme trop long : dans quel état seront en 2022 les entreprises artificiellement soutenues jusque-là ? Il faudrait aussi que le soutien de l’Etat soit soigneusement différencié, ce qui est très difficile. Ce soutien risque fort en définitive de contribuer à faire des Français de perpétuels assistés, et de la France pour longtemps la belle endormie de l’Europe.

 

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